L’inséparable n’est pas le temps
La peinture de Fabian Treiber
Nous voici pris dans l’impossibilité d’extraire du temps ce qu’une peinture montre d’un ressenti. Il y a comme une séparation depuis ce regard qui s’octroie l’irremplaçable objet (l’objet chez Marcel Duchamp), césure entre la pensée et le regard, la peinture et l’image. Ici, le peintre montre un peu du réel (une fraction de cette pensée trop mise en avant dans cette espèce de défiguration du début du vingtième siècle chez Picasso), un peu de l’altérité de ce qui pense le réel, pour le montrer, l’annihiler, le réduire dans une liaison picturale. La pensée commence quand on débusque l’inattendu. La peinture est alors un relais imprévisible. Si l’humain aujourd’hui consomme de l’image par une addition/addiction de transferts au seul motif qu’elles appartiennent ou apparaissent, usurpant ce réel, cassant tout territoire, toute appropriation, pour qu’une érotisation vienne se glisser en continu comme doublure du réel, voile obscure d’une probable intériorité retroussée, telle qu’une peau est arrachée à la chair. Si la technologie nous permet de transporter les images, d’inventer de nouveaux repérages spatiaux, la peinture donne à voir ce que le spectateur seul dispose de sa dispersion spatiale à regarder ; en passant devant une peinture supposée le lieu fixe de la bataille mentale qui se joue devant lui. Si le spectateur intervient de son regard à envelopper l’espace du peint, ici ce serait celui des peintures de Fabian Treiber.
C’est parce que d’une sidération, du flot d’images, il lui incombe d’essayer de transférer ces images à celles de la peinture dans une mise en tampon de leurs différences, depuis des difficultés à opérer une signifiance. Il se passe une stabilisation médiumnique, un relais, puisqu’il y a là comme quelque chose d’inattendu. L’artiste peint ce flot, sans fabriquer l’image (le motif) lié à son entourage, il sait que le motif n’est pas le seul facteur décisif. C’est donc par un mélange d ‘éléments « archaïques » et actuels que va se jouer l’imbrication picturale (ici, l’imbrication est une réserve, un droit d’interpeler la mémoire du peintre contre ces images toutes faites et reconnaissables.). « Je n’ai jamais été d’avis que le facteur décisif était le motif seul et tout aussi peu le matériau utilisé. » Fabian Treiber nous montre des paysages qui gravitent entre figuration et abstraction. L’intention de cette peinture est bien celle qui nous questionne sur l’objet placé et remplacé, placé et déplacé, effacé ou deviné, avant son apparition à l’endroit même où il sera placé sur la toile ; d’avoir été pensé comme objet/motif.
La peinture semble nimbée, sublimée. Les couleurs (palette de roses, de bleus gris, d’ocre rouge, de verts jaunes, de jaunes acidulés) s’estompent se noient en fondus (pour confondre l’objet) dans de grands espaces réalisés à l’aérographe ou à l’aérosol, comme pour faire flotter la résistance à l’image. Le regard plonge dans ces natures mortes, ces intérieurs, pièces où le spectateur perd tout axe, tout change de direction sur la toile. Il y a partout (dans le monde et sur la toile) une consommation d’images, de les consumer contre une « panne » d’imaginaire. Cette impotence marque aussi une sorte d’abandon avéré, un flottement des discours sur la peinture. L’artiste intervient formellement dans ses peintures car la narration n’a pas le privilège de l’imaginaire. Fabian Treiber nous montre ici ce qu’une peinture peut d’extraire l’image, pour laisser passer l’inattendu. Ou comment le dire depuis ce regard de la dépense, regard d’une mémoire déclenchée « à ce jour, abstrait et matériel ne sont pas des termes de bataille qu’il faudrait choisir ou qu’il faudrait jouer l’un contre l’autre, il s’agirait simplement d’une sorte de mémoire que ces inscriptions et traces peuvent déclencher. ».
Thierry Texedre, le 20 octobre 2022.
Fabian Treiber (1986-)
artiste peintre allemand
né à Ludwigsburg, en Allemagne
vit et travaille à Stuttgart, en Allemagne
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