La peinture comme gnose d’un verbe absent
Jackson Pollock et Mélanie Pasquier, bien qu’appartenant à des contextes artistiques différents, partagent une même entreprise radicale : celle de dissoudre le sujet classique dans un champ pictural où le geste et la trace deviennent les médiateurs d’un inconscient collectif. Chez Pollock, cette dissolution s’opère par l’explosion rythmique du dripping, où le corps en transe inscrit les forces archaïques de l’inconscient sur la toile, évoquant les archétypes jungiens et le chaos structuré du Réel lacanien. Chez Pasquier, au contraire, le sujet s’efface par la retenue et le silence du geste, où le vide et la suspension créent un espace ouvert, réceptacle d’une mémoire collective diffuse et d’un désir sans objet. Ainsi, les deux artistes, par des voies opposées — l’un par le trop-plein, l’autre par le retrait — mettent en crise la figure du sujet moderne et réactivent la puissance du vide comme lieu d’émergence du sens, au croisement de l’individuel et du collectif.
Mélanie Pasquier est une artiste contemporaine française (née en 1989), dont le travail pictural est souvent qualifié de post-abstrait ou de lyrisme contemporain. On entre dans son œuvre par omission d’un sujet clos, soit qu’une représentation disparaît à mesure qu’on suit certaines lignes directrices, comme l’entièreté d’un corps d’enfant, le début d’une fleur qui semble, en parlant de la plante, ne pas suivre sa conception de graminée. Chaque forme reconnaissable à l’instant de sa vue est vite détournée, reconduite à d’autres appels formels sans doute liés à l’inconscient de l’artiste, qui coupe court à toute interprétation visuelle.
Mélanie Pasquier à l’œuvre
Du point de vue du geste et de la matière, Pasquier travaille beaucoup avec le geste, mais dans une tension entre contrôle et abandon. Ses toiles montrent des aplats, des coulures, des empreintes, mais toujours avec une sensibilité très aiguë au « vide », à l’espace laissé « ouvert ». Dans sa palette chromatique, Pasquier utilise des couleurs franches mais non criardes, souvent en opposition (des rouges profonds contre des blancs éclatants, des noirs denses contre des transparences), ce qui génère une tension vibratoire dans la toile. Sur l’agencement en surfaces et l’attrait pour une certaine profondeur, ses peintures semblent hésiter entre la planéité absolue de la surface et des profondeurs qui s’ouvrent par le truchement de superpositions délicates. Là, on sent une parenté lointaine avec les grandes toiles de Pollock : une surface qui n’a plus de haut ni de bas, mais qui reste « habitée ». Chez Pasquier, il n’y a plus de sujet fixe ou de représentation. Mais il y a une présence intense du « geste » et de la « trace » — comme des résidus d’une action passée. Le spectateur fait face à une sorte d’empreinte psychique laissée sur la toile, il y va là d’une certaine disparition du sujet.
Analyse de Persephone 1
(2020)
Sur la toile Persephone 1 (acrylique sur toile, 40 x 65 cm, 2020), Mélanie Pasquier incarne avec force cette logique du vide actif. L’image présente une sorte de matrice souterraine, un espace caverneux baigné de teintes ocres et orangées, contrastant avec les tons sombres du paysage environnant. Au centre, une forme serpentine semble à la fois émerger et se retirer, oscillant entre naissance et disparition. Le geste pictural est ici double : les coulures verticales, visibles dans la partie supérieure, évoquent le flux incontrôlé et la gravité, tandis que la minutie des traits dans la végétation densifie l’espace, créant une tension presque étouffante. Cette dualité entre débordement et contrôle inscrit la toile dans une dynamique où le spectateur est confronté à une profondeur sans fond, à un espace symboliquement féminin, matriciel, mais jamais entièrement révélé. La référence au mythe de Perséphone — figure du passage entre le monde des vivants et des morts — renforce cette lecture : l’œuvre devient une allégorie de l’entre-deux, où la présence est toujours marquée par le retrait. Ici, le vide n’est pas un simple manque : il est le lieu même où le sens s’élabore, dans la suspension du visible.
La disparition du sujet représenté
Mélanie
Pasquier fait déborder le temps, elle donne des ébauches sur le
sens de vie et de mort de tout sujet pris dans son retrait, dans son
manque, dans sa disparition. L’artiste fait sentir l’absence.
Jackson Pollock « exorbite » le temps, le rend impropre à
vivre, il clôt toute subjectivité. Chez Pasquier, comme chez
Pollock, il n’y a plus de figure, plus de scène. Pourtant on
reviendra sur la question de la « figure » chez un Dominique
Thiolat. C’est chez Pasquier et Pollock (comme déclencheur d’un
moi en dispersion) un sujet qui ne se montre pas, il agit ou se
retire, laissant des traces ou des vides.
On en vient au sujet dispersé ou annihilé chez Pollock puis chez
Pasquier.
Chez Pollock il y a un sujet en crise : Pollock, après
ses thérapies jungiennes, passe du peintre qui représente encore
(les totems, les figures) à celui qui « agit » directement sur
la toile. Dans ses drip paintings, le sujet (lui-même) « se
disperse » dans le geste, il n’y a plus de « moi » central
: il y a des flux, des rythmes, des pulsions. C’est une forme
d’« annihilation du sujet représenté », remplacé par une
sorte de danse énergétique. Mais paradoxalement, c’est là que
Pollock trouve son « centre » : en se perdant dans le geste, il
se reconstruit.
Chez Mélanie Pasquier, se pose presque le problème à l’envers.
Le geste est là, dans un commencement, une naissance, bribe déjà
sacralisée, dans la lente insistance des points dessinés, appliqués
au plus près de l’infiniment petit, au plus loin de l’infiniment
grand des formats. Son geste est souvent retenu, « suspendu ».
Il y a une forme de retrait, une tension entre présence et absence.
Le sujet (l’artiste, mais aussi le spectateur) est confronté à
une « disparition » : il n’y a plus d’histoire, plus de
scène, juste des champs de force, des zones de tension. Cette
dispersion va jusqu’à une sorte d’« anéantissement du moi »,
où le spectateur doit lâcher la volonté de « comprendre »
pour se laisser affecter physiquement, presque viscéralement, par la
toile.
Chez ces deux artistes, le sujet de l’inconscient
(celui qui est divisé, éclaté) prend le dessus sur le « sujet
conscient ». Il n’y a plus de maîtrise du signifiant, mais une
traversée du langage : par le geste pur (Pollock), ou par la trace
retenue, signe de son incomplétude (Pasquier). Chez les deux, il y a
une forme de « désubjectivation créatrice » : le peintre
s’efface pour que la toile devienne un champ d’émergence des
forces inconscientes.
Chez Pollock : par la transe du geste et le chaos structuré, il dissout le sujet mais atteint une unité vivante. Chez Pasquier : par la retenue, le silence et l’absence, elle pousse encore plus loin cette annihilation, dans une modernité où même le geste devient spectral. Les deux, à leur manière, créent des espaces où le « moi est dispersé », où le spectateur est invité à une expérience pré-langagière, presque archaïque ou pulsionnelle.
Mélanie Pasquier s’inscrit dans une filiation
silencieuse mais puissante avec les grandes ruptures de la peinture
moderne, et notamment avec l’expérience radicale de Jackson
Pollock. Là où un peintre met en exergue sa langue pour lui
soumettre ce que son corps perd à parler cette langue, cette autre
peintre ici, Mélanie Pasquier, va se heurter au risque de suturer
l’image à la langue parlée, en la convoquant comme risque de
dissolution de l’image, « à trop en faire », « à trop en
dire » de cette image figurée à-minima comme chez Pollock. Tous
deux, à des époques différentes, ont posé le même geste
fondamental : celui de dissoudre le sujet dans le champ pictural, en
ouvrant la toile comme un espace où l’individuel se mêle aux
forces collectives et inconscientes. On comprendra les incidences
d’une peinture qui puise sa vie dans un chaos incessant, où formes
et vies sont indissociables et impossibles à représenter puisque
imbriqués dans des atomisations, des consumérisations, des
objectivations dont aucun sujet n’a de prise sauf à s’y perdre,
à croire et finalement être possédé.
En somme, d’une confrontant des gestes opposés de Pollock et Pasquier — l’un dans l’explosion frénétique, l’autre dans la suspension méditative —, on perçoit la permanence d’une question centrale à l’art moderne et contemporain : celle de la disparition du sujet comme condition d’émergence d’une nouvelle présence, plus archaïque, plus vibrante, et pourtant irréductiblement fuyante. Pasquier, avec ses toiles comme Persephone 1, actualise cette énigme en la radicalisant : le vide devient substance, le retrait devient geste, et l’absence devient, paradoxalement, le lieu d’une présence plus intense que toute figuration.
Thierry Texedre, le 9 mai 2025.