vendredi 19 janvier 2024

La tempête (avant/après)

 

 

 

 La tempête (après)


Sur ces récifs en surimpression j’observe lentement au loin les brumes évanescentes de l’horizon trop flou pour qu’il m’avertisse de la suite. Un point qui submerge, en grandissant, mon regard qui m’embarque soudain dans les méandres de l’invisible. Mes yeux se couvrent maintenant d’un brouillard hasardeux, me mettant dans l’impossibilité d’avoir une vision plus proche. Je marche en faisant de petits pas dans le doute. Dans la crainte d’avancer vers la falaise encore éloignée (il y a, c’est le seul endroit de la dune perché à quelques mètres des bords de la falaise où se marient la roche les excavations et des bords découpés dans la dune, un trou béant, isolé et incompréhensible), d’entendre le bruit qui se déchaîne des vagues sur ces récifs. Les yeux me piquent. Je les frotte, les rouvre, sans toutefois voir la forme des choses distinctement. Un bruit, plutôt une voix m’interpelle, une sorte de voix doucereuse, mais laissant entendre comme une demande, un appel. Des mots sans liens qui semblent venir de la falaise, là-bas, juste devant moi, à quelques mètres. J’avais failli repartir d’où je venais, marcher dans le sable mou, pour aller chercher ma voiture ; c’est une après-midi d’automne trop froid pour accueillir les derniers touristes. Je sens déjà une petite fraîcheur. On entend une superbe musique, celle d’une mer en mouvement, dont on doit retrouver le besoin d'écouter à nouveau la furie !! Il est dur de monter sur la dune, le vent froid traverse mes vêtements. Sans aucun doute, le soir, allait revenir avec la pénombre comme un vrai danger. Il me fallait pourtant aller au secours de cette femme ; était-elle en danger, avait-elle des blessures ? Si je pouvais ! Si je pouvais courir, montrer combien l’aide était naturelle, en finir avec ces retenues insidieuses et irréalistes. Mais voilà, rien de tout cela n’avait de rapport avec la réalité. Je sentais monter en moi comme un empêchement, me voilà empêtré dans une autre réalité, quelque chose d’improbable et d’impossible à envisager dans une telle situation. Le temps presse. Mes mouvements semblent se raidirent. Je n’avance plus. Mes jambes ne me portent plus. Qu’en est-il ? Que m’arrive-t-il ? Ma voix aussi ne s’arrache pas au-dedans. Aucun signe ne m’instruit des dégâts occasionnés en moi. Pourquoi tout ça maintenant ? Où est passée cette réalité qui m’insupporte ? Et plus loin la voix qui appelle. Elle me voit peut-être ? Ou bien m’entendre bouger, gesticuler. Je tombe sur un sol caillouteux. J’ai mal. Mes genoux surtout. Je ne vois toujours pas. Ou plutôt je regarde dans le flou, comme dans une brume, un voile blanchâtre qui gangrène mes réactions. Je dois avancer, même si j’ai des douleurs, je me crains peut-être de trop. Tant pis. L’éloignement s’amenuise. Je sais la falaise plus proche. Je sens déjà l’air et les embruns du large me caresser les narines, seules guides à ma disposition, le sol m’effrayant encore, à cause des passages étroits bordés d’ajoncs aux branches qui retombent, et qui se fourvoient partout dans la dune ; de vrais labyrinthes pour les non-voyants ! C’était devenu un insupportable déferlement d’images impossible à garder en mémoire tant, leur nombre allait en grandissant. Mes gestes ne suivaient plus la demande que j’imposais de leur indispensable véracité, leur autonomie m’imposait un vrai parcours du combattant. Tout sonnait faux. Même le réel. Même ces senteurs du bord de mer reconnaissables par la plupart des gens comme servant le bien-être. Mes membres ne répondaient plus. Au loin, ma mémoire pouvait encore seule, me donner une certaine reconnaissance de ce qui se passait à l’extérieur, devant moi. N’était-ce pas cette tempête intérieure qui touchait alors le cerveau, puis tout le reste de mon corps ? Les yeux me faisaient encore plus mal maintenant, ils me piquaient sans que je ne puisse les toucher pour les frotter. Un long moment, je restais là, impuissant, devant tous les événements, improvisant peut-être, je ne sais quel secours ; il m’importait peu si c’était un appel à l’aide (aussi), ou si j’avais inventé tout ça dans un délire, une quelconque folie qui me rongeait l’intérieur jusqu’à paralyser mon être dans son entièreté. C’était comme si la mort tentait d’intervenir ; au même moment que sauvegarder quelqu’un s’imposerait à moi dans l’urgence où le dit réel serait en train de m’atomiser, d’exploser ma vie. Voilà une frontière qui laissait entrevoir un certain désir d’en finir avec la montée du destin. Celui-là même qui vous fait revenir dans les limbes de la vie, la vraie vie, celle qui n’a que faire de ces délires inassouvis, puisqu’ils étaient malvenus, impénétrables et horrifiques. Il n’y avait plus de jeu avec la mort, je commençais à sentir mes doigts, puis mes jambes qui bougèrent au mieux, comme quand on se réveille. Machinalement, je me frottais les yeux encore collés. Je tournais la tête vers la droite, plus haut, une lumière rouge et floue m’attirait. Je respirais vite. Il était marqué six heures à l’écran du réveil.



Thierry Texedre, le 19 janvier 2024.


(avant)

La tempête (1506-1508) Giorgione

82 x 73 cm Huile sur toile