Jo Dennis
Née en 1973 en Écosse, Jo Dennis vit et travaille à Londres. Formée à Goldsmiths College (BA Fine Art, 2002) puis au Royal College of Art (MA Painting, 2022), elle développe une pratique multidisciplinaire qui s’ancre dans la peinture monumentale, la photographie et l’installation. Ses œuvres intègrent des matériaux trouvés — notamment des toiles de tentes militaires — qui portent la mémoire de leur usage et deviennent supports de gestes picturaux amples et expressifs. Par la stratification des couleurs, des plis et des traces, Dennis interroge la persistance du temps et la matérialité de la mémoire. Elle a exposé à Londres, Mexico et à l’international, et ses récentes grandes toiles explorent la tension entre disparition et réinvention. On devinera quelque influence avec Sam Gilliam, artiste qui dans les années 60-70 et après a exploré le pliage, le drapé des toiles, les toiles suspendues, la liberté du support textile, ses mouvements. Chez Dennis, même si le drapé est moins évident ou moins mis en scène de manière sculpturale, l’idée du tissu comme support souple, avec sa propre gravité, ses pliures, ses tensions, est présente. Le drapé peut apparaître dans les plis naturels de la toile de tente, dans la façon dont les éléments textiles (draps, coton) sont intégrés ou attachés, dans les rides ou plis que la toile porte et que la peinture souligne ou compense.
Théâtralité d’une mise en mémoire
Qu’est-ce que la mémoire, sinon une scène instable où s’entrelacent les fragments du vécu et la matière du présent ? Peut-on, par la peinture, théâtraliser le temps, c’est-à-dire lui donner corps, lui assigner un décor, pour endosser ce qui se perd ? Les œuvres récentes de Jo Dennis, et en particulier Paper Planes (2024) et Parasol (2024), répondent à cette interrogation en transformant la toile en espace dramatique où les gestes picturaux, les tissus, les traces et les matières se chargent de la mémoire des lieux et des corps.
Ces peintures imposantes — plus de deux mètres de hauteur et de largeur — ne se présentent pas comme de simples surfaces d’images. Elles se dressent comme des théâtres de mémoire, où chaque couche de couleur, chaque coulure, chaque fragment de textile apparaît comme un acteur sur scène. La monumentalité du format oblige le spectateur à une confrontation physique : l’œuvre enveloppe, absorbe le regard et l’inscrit dans une temporalité élargie.
Dans Paper Planes, la composition divisée en deux champs verticaux juxtapose masses brunes et rouges saturées avec des plages de bleu clair, presque aériennes. Sur le côté droit, une bande rouge, semblable à un rideau, souligne la dramaturgie de la scène picturale : quelque chose s’ouvre ou se ferme, comme au théâtre. Les gestes — frottés, effacés, recommencés — font surgir une mémoire stratifiée, un palimpseste où subsistent à la fois la gravité des ruines et la légèreté de l’envol.
Parasol, plus lumineux, se déploie dans des tonalités rosées et chaudes, traversées par un objet identifiable : un parasol, forme géométrique fragile au milieu d’un champ pictural marqué par la turbulence. À gauche, un drapé textile fixé sur la toile introduit une matérialité tangible, presque sculpturale. La peinture ne se contente plus de représenter ; elle devient le lieu même où la mémoire se déplie, où les plis du tissu renvoient aux plis du temps. Le parasol, figure protectrice et estivale, apparaît comme un abri précaire, une scène improvisée sous laquelle se rejoue la fragilité de ce qui demeure.
Ainsi, ces toiles ne racontent pas une histoire linéaire mais condensent une mémoire fragmentaire, où le passé et le présent coexistent dans la matière. La peinture chez Jo Dennis n’illustre pas le temps : elle le théâtralise. Elle en montre les coulisses, les répétitions, les effacements et les reprises. Chaque trace est une réplique, chaque couleur un décor prêt à dissoudre sa précédente contemplation. Chaque couture marque une frontière entre apparition et disparition, entre ici et ailleurs.
La mémoire, ici, n’est pas conservation (accumulation de matériaux préexistants, explosion étalement ou dissémination des objets), mais mise en scène. La mise en scène est une exhortation à démontrer qu’une histoire devient possible eu au regard porté d’une peinture exposée et offerte à l’immersion. Elle ne se contente pas d’archiver : elle dramatise ce qui s’efface, elle donne forme visible à ce qui, autrement, se perdrait dans le silence. Par cette théâtralité, Dennis fait de la peinture un espace critique et poétique où le spectateur est invité à reconnaître dans la matière usée, dans la coulure, dans le drapé, la persistance du temps lui-même à condition que la mémoire veuille bien se résoudre à oublier l’histoire de la peinture.
Thierry Texedre, le 21 septembre 2025.