jeudi 11 décembre 2025

Julia Rommel d'une traversée des sens

 


















 Julia Rommel d’une traversée des sens


Julia Rommel (née en 1980, États-Unis) est une peintre américaine abstraite contemporaine dont le travail a été présenté dans des musées et galeries importants tels que le Museum of Modern Art et le Whitney Museum of American Art à New York.


Elle réalise des peintures abstraites qui oscillent entre couleur, matériau et geste, souvent de large format. Ses premières œuvres étaient fréquemment monochromes ou presque, puis évoluent vers des palettes plus étendues (bleus, gris, rouges, tons vifs). Sa pratique met l’accent sur le processus physique : elle étire, coupe, ponce, ajoute et enlève des couches, laissant parfois apparaître des imperfections (bords effilochés, trous de clous, etc.). Elle cherche à déjouer des lectures trop rapides ou une lecture purement historique en « déraisonnablement » perturbant des structures qui rappellent de temps en temps des modèles modernistes. Selon certaines critiques, ses peintures ne sont pas seulement des jeux de couleur : elles rendent visible le matériau et l’objet en soi, bien plus que des émotions ou des récits traditionnels liés à la couleur.

D’un rapprochement avec Barnett Newman et Marc Devade

Barnett Newman (1905–1970) est une figure majeure de l’expressionnisme abstrait américain et l’un des principaux représentants de la color field painting (peinture, champs de couleur). Il est célèbre pour ses grandes surfaces colorées interrompues par des lignes verticales — les « zips » — créant une expérience immersive et spirituelle pour le spectateur.

Points de rapprochement avec Rommel

Engagement avec la couleur et la surface : comme Newman, Rommel travaille avec des champs de couleurs étendues, même si sa palette est plus variée et moins réduite au sens minimaliste du terme. Sens de l’expérience perceptive : Newman voulait, par la peinture, provoquer une présence profonde chez le spectateur (le fameux « sense of place »). Si Rommel ne vise pas exactement la même expérience spirituelle, sa peinture engage le regardeur dans une exploration matérielle et temporelle de la perception. Dialogue avec l’histoire de l’abstraction : Rommel affirme qu’elle modifie volontairement ce qui pourrait apparaître comme une « peinture moderniste » pour éviter une lecture trop canonique — c’est une forme d’engagement critique avec l’héritage de l’abstraction américaine (qui inclut Newman). Rommel n’est pas un « disciple » de Newman, mais sa pratique s’inscrit dans une continuité problématisée avec la tradition de la peinture abstraite américaine dont Newman est une figure incontournable.

Marc Devade (1943–1983) était un peintre et théoricien français associé à la scène artistique des années 1970, notamment liée à la Peinture (le mouvement français que Devade contribua à théoriser). Son travail se caractérise par une approche structurante et conceptuelle de la surface et une réflexion critique sur la peinture elle-même, parfois via des signes ou des structures géométriques nettes fixées de manière non conventionnelle.

Points de comparaison

Accent sur la matérialité et la surface : Devade, comme Rommel, explore l’objet peinture lui-même — ce n’est pas une fenêtre vers un monde représenté, mais une surface à penser.

Approche conceptuelle : bien que leurs esthétiques visuelles soient différentes (Devade joue souvent de structures très lisibles et Rommel de pulsations chromatiques complexes), tous deux questionnent les présupposés de la peinture moderne (composition, cadre, surface). Il n’y a pas de preuve directe (expositions, écrits) d’un lien historique direct entre Rommel et Devade comme il pourrait y avoir avec Newman et l’histoire américaine ; ce rapprochement est plutôt une résonance conceptuelle dans le champ plus large de l’abstraction critique.

Julia Rommel est une peintre abstraite majeure de la scène contemporaine, construisant son travail comme une exploration très physique et critique du matériau pictural plutôt qu’une simple continuité stylistique. Il y a bien sûr des points de contact conceptuels avec l’abstraction américaine (Newman, Rothko, les color field painters) et, plus largement, avec des approches critiques de la peinture (comme chez Devade), mais ces rapprochements sont dans une logique de questionnement plutôt que d’imitation directe.

Citations de Julia Rommel

Sur son geste, son rapport à la signature et à la matérialité :

« I’ve found myself taking elaborate steps to keep my own signature away. I still remain perplexed at my constant refusal of my own gesture, why I find it so excessive – yes it is personal, but the personal is what I am at such pains to bring out of these things, layer after layer. »
— Rommel sur son combat avec le geste et l’écriture personnelle dans la peinture.

Sur le « combat » avec la couleur et la surface :

« These new paintings expose my struggles with color – an unfamiliar battle… And then, the surface displays the unexpected history of an action, and whether the marks happened by accident or chance or absent-minded aggression, color once again has to make them work, make them belong. »
— Rommel décrit la peinture comme un espace de combat, d’inattendu et de réinvention.

Sur le processus et le contrôle :

« I am constantly battling to resist my innate obsessiveness… If I catch myself tinkering with details too much, I’m pretty sure I’m killing the painting’s energy. As soon as things start to feel too controlled, I try to throw the painting back into the unknown… »
— Ici, elle explique sa volonté de laisser surgir l’inattendu dans la matérialité de la peinture.
Sur le travail en atelier (texte de son exposition Candy Jail) :
« The truth is, I’ve had a lot of fun this year. The fun, and happiness, has sneakily persisted… What works is the act of working itself, and locating the moments of luck within. »
— Elle met l’accent sur le travail comme acte, la persévérance, et la chance qui émerge dans le processus.

La peinture n’est pas pour elle une simple application de couleur, mais une négociation constante entre contrôle et hasard, entre intention et accident, où la surface garde la trace du « combat » entamé par l’artiste.

Elle cherche à déjouer ses propres habitudes et à laisser surgir des formes et des histoires inattendues, parfois en déstructurant ce qu’elle avait initialement envisagé.

Le processus même — étirer, replier, peindre et repeindre — devient une méthode de pensée et de construction intellectuelle, presque une écriture physique.



Dans l’atelier, Julia Rommel avance comme on avance dans une pièce sombre : par tâtonnements, par hésitations, par élans soudains. La toile n’est jamais un espace docile. C’est une surface qui résiste, qui absorbe les gestes trop assurés, qui rejette ce qui est trop maîtrisé.
Elle dit qu’elle refuse sa propre signature, comme si le geste personnel, trop intime, risquait d’étouffer la peinture avant qu’elle ne puisse respirer d’elle-même. Alors elle ajoute, retire, ponce, replie, recommence. Elle traque ce moment fragile où le contrôle se dérobe et où une autre logique — peut-être celle de la peinture elle-même — prend le relais.

La couleur, chez elle, n’est jamais une évidence. C’est un terrain de lutte, un champ où l’on avance en aveugle. Un bleu trop confiant, un rouge qui bouscule tout, un gris qui refuse de se taire. Elle s’y confronte. Elle essaie, échoue, déplace, attend que la couleur accepte d’intégrer les accidents : une griffure née d’un geste distrait, une trace née d’une impatience, un trou dans la surface comme un souvenir que la toile aurait décidé de garder.

Lorsque tout devient trop contrôlé, trop propre, elle fait chavirer la peinture dans l’inconnu. Elle la jette hors d’équilibre, comme on renverse les règles d’un jeu qui s’est figé. Car ce qui compte, pour elle, n’est jamais l’image finale, mais les instants de chance, les instants de perte, les instants où quelque chose surgit qu’elle n’aurait jamais pu prévoir.

Cette année, dit-elle, le travail lui a apporté une forme de joie. Une joie tenace, presque sournoise, qui se glisse dans les plis de la couleur et du tissu. Une joie née non pas du résultat, mais du travail lui-même : parce que travailler, c’est chercher, et chercher, c’est accepter que la peinture trouve parfois à votre place.

Ici, le sas n'a de sens qu'à explorer, suturer ce sujet clos, celui d'une plaie irrésolue, l'art abstrait serait une conquête, un ersatz, un substitut, ou une peau. Le jeu formel rencontrerait sa césure, une représentation qui force le réel pour lui retirer ce qui manque au vrai, sa vérité. L'artiste s'initie, se contracte, absorbe, avale pour maudire, effluve irréelle du dire, lui substituer alors ce dire à risquer de déchirer la peau, qu'elle avance vers son désir d'exhorter et iriser la forme. La peinture rentre dans une géographie pernicieuse. Elle convoque les sens du sujet, pour jeter la couleur,  au risque d'effacer ce qui pense une localisation verbale, là, le temps sourdement en impose dans le jeu dystrophique d'un corps peint. Les sens en imposent d'une puissance, des soubresauts du regard rétroactif, rétracté et dispendieux. 




Thierry Texedre, le 11 décembre 2025.











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