dimanche 23 novembre 2025

Dans l'épaisseur du désir

 























 Sabine Moritz-Richter peintre


Dans l’épaisseur du désir


Sabine Moritz est née en 1969 à Querdlinburg (ex RDA), est une peintre et dessinatrice allemande vivant à Cologne.

L’artiste insiste sur ses relations entre le figuratif et l’abstrait dans ses peintures. Ses sujets restent,

grosso modo, les mêmes, mais « les manières de les visualiser » changent. Ces deux modes ne sont pas vus comme de simples styles, mais comme « des formes de travail » différentes, presque des états d’esprit différents. Le figuratif lui sert parfois de « refuge » : quand elle a besoin de prendre de la distance. Selon Marian Goodman l’abstraction apparaît dans son travail vers 2005.

La peinture est scène du souvenir. Chez Sabine Moritz l’abstraction devient un dispositif « d’après-coup », le passé réapparaît sous forme de geste. C’est un lieu où se fabrique le sens. Le sens y dépasse celui du spectateur. Ce décentrement de la peinture trouble celui qui regarde, il permet un transfert. Ce qui est vu trouble ce qui est dit sur l’insistance qu’il y a de chercher une vérité, quelque chose qui est fini.

Par quelle émotion primordiale cette attirance de reconquête pousse le peintre à ritualiser puis à surenchérir ce manque, cette syncope d’apparente reconnaissance de l’objet perdu ou de l’objet d’une disjonction de l’être ? Sabine Moritz entretient ainsi une distinction entre ce qui se perd dans la déconstruction et l’état d’un sujet enclin à essaimer un coup au changement (par aveuglement, manque, ça passe par cette décharge émotionnelle), devant l’impossible impulsion qui se manifeste quand l’artiste perd le désir pendant qu’il peint.

La toile s’étend, devant, lisse et huileuse. Quelques brillances ensemencent l’ensemble encore vierge. L’artiste place les soies du pinceau devant elle, en tournoyant d’un geste troublant celui-ci. Une musique semble préparer l’invisible à quelque chose d’existant. Le pinceau affleure la trame comme pour caresser par touches vives l’huile ou les parties mates qui se côtoient. Un rouge vif apparaît, commandant d’autres gestes à venir dans l’incertitude ou la palpitation ambiante. Puis un bleu sorti d’une autre brosse, dictant un rythme du corps placé devant la toile, puis se déplace en entretenant un dialogue avec l’espace de la toile. Le geste l’enveloppe, comme pour conquérir ou retenir la couleur, et la rejeter aussi.

Sabine Moritz se pose en chef d’orchestre, régulant ses va-et-vient gestuels, ses désirs paraissent sombrer jusqu’à recouvrir d’une épaisseur cette autre figure, hasard ou scène d’une parole impossible ? L’artiste devient sujet, un combat a lieu, contre l’effacement (le refoulement). Les traces qui deviennent instantanément reconnaissables accouchent d’une transformation psychique en matière, évitant tout repérage, toute identification à une représentation figurative. L’acte de peindre devient une scène dans laquelle se rejoue une relation manquante, un dommage, une relation, un désir. L’impulsivité des mouvements est un processus psychique actif. La peinture est un acte transférentiel. Un acte qui imprime une connaissance du sujet par ce que ce qu’il manque, c’est la langue, et la langue dit ce que le désir ne peut atteindre ; à en dire trop d’une peinture qui tente de reconstituer une unité interne. Sabine Moritz ne veut pas imposer une lecture fixe, mais invite le spectateur à interpréter librement. Moritz dit que répéter, réinterpréter un motif sert à s’opposer à l’effacement. Ses toiles deviennent des « cartes mentales » où le passé continu d’agir, mais ne se laisse plus saisir sous forme d’image précise.




Thierry Texedre, le 23 novembre 2025.






dimanche 9 novembre 2025

Eva Hélène Pade et une figuration muette

 











Eva Hélène Pade et une figuration muette


Eva Hélène Pade est une artiste peintre danoise, née en 1997. Elle vit actuellement à Paris.  La peinture n’est plus cette représentation du corps où forme et sexualité, désir, ont à voir avec un regard qui traite la forme avant cette intériorité, l’invisibilité du dedans, du corps, de la matière. Ce problème de la surface est pourtant le lieu que la couleur tente de dissoudre, à passer du dessin/peint au geste/peint contenu dans la peinture moderne à partir de Paul Cézanne en passant par Paula Rego, Cecily Brown et Jenny Saville. Eva Hélène Pade peint l’invisible, ce qui socialement apparaît comme n’impliquant plus le corps comme affect, désir, illusion, dérive du véridique jeu entre le symbolique virtuel et un réel atomisé par une traversée mythique de la nudité. La peinture d’Eva Hélène Pade est une méditation sur le passage : du mythe à la présence, du corps à l’esprit, de la douleur à la puissance. Elle réinscrit la femme dans le récit du sacré, non comme victime, mais comme force spirituelle et cosmique, et fait de la peinture un rite de transmutation. Le lien social n’est plus la force qui tire le corps jusqu’à son destin, son « dessein ». Sa peinture n’est plus achevée, l’œuvre est ouverte, traversée par le temps, le vivant. Un corps n’est donc jamais fini, ses corps féminins forcent la création, la naissance y est déjà en deçà, là où le temps est encore la mémoire, avant la création.

Chez Eva Hélène Pade la couleur est couleur du devenir. On comprend la couleur parce que la figuration y est muette, elle agit parce que la couleur traite la figure pour qu’on ne nomme jamais vraiment la peinture. On absorbe les couleurs dans de légers glissements, comme on regarde la chair, la peau d’un corps féminin dans une fusion des tons contraires. La couleur n’est jamais pure, elle est mêlée, trouble, respirante. Elle agit comme un rythme organique, qui anime les corps peints comme transfigurés par la couleur. La couleur chez Pade est ontologique, elle ne peint pas avec la couleur, mais dans la couleur. La couleur est à la fois émotion, chair, et souffle vital.

S’il fallait paraphraser Rainer Maria Rilke : « Eva Hélène Pade ne peint pas des femmes : elle peint ce que signifie être traversée par la vie. »


Thierry Texedre, le 9 novembre 2025.





mercredi 5 novembre 2025

L'orifice

 





 L’orifice


Ô perle d’attraction

jambes dressées au lit

de la tempête

pousse du temps

caressé autrement

vois ce blême chant

à côté sourdement

jusqu’au jour ancré

dans ces draps désœuvrés

dressés se couchent

les seins du désert sec

fruit dressé

la peau humide

les lèvres rondes

pousse sans fin

jusqu’aux cris étouffés

sous l’antre vague

orifice décuplé

l’âme dissoute

par les caresses

avouées instables

et indiscrètes

c’est l’infini regard

qui plonge sans remonter.



Thierry Texedre, le 5 novembre 2025.



peinture : Alex Kanevsky







lundi 3 novembre 2025

Daniel Crews-Chubb peintre

 





















Daniel Crews-Chubb peintre


Daniel Crews-Chubb est un artiste britannique, né en 1984 à Northampton (Angleterre). Il vit et travaille à Londres.

Daniel Crews-Chubb peut être vu comme un héritier de Willem de Kooning en ce qu’il partage la vigueur picturale, le goût pour le geste, la matérialité de la peinture et le flou entre figuration et abstraction. Cependant, il dépasse la simple continuation en intégrant une conscience post-historique (références antiques, supports retravaillés, médias mixtes) et en rendant le processus de peinture lui-même visible sous forme d’accumulation, de collage, de superposition. En d’autres termes, alors que de Kooning se focalise sur l’acte pictural et le corps-peinture dans un contexte moderniste, Crews-Chubb élargit ce geste vers l’archéologie visuelle, les cosmologies antiques, les artefacts historiques, les divinités précolombiennes, la mythologie hellénique, l’expressionnisme abstrait, la sculpture et l’image contemporaine comme matériau. En peinture, tout se joue en même temps.

Héritière de Willem de Kooning et de la peinture baroque, Cecily Brown, de son côté, brouille la frontière entre érotisme et abstraction. Ses toiles denses, traversées de touches charnelles et liquides, évoquent à la fois orgies mythologiques, batailles ou fragments de corps. Chez elle, la peinture devient métaphore du désir, une surface mouvante où l’œil cherche sans jamais saisir. Le geste est fluide, musical, pulsionnel — un acte de sensualité picturale, s’ouvrant à l’éros du geste — autant qu’une réflexion sur le regard masculin et la peinture d’histoire. « La peinture doit être charnelle, ambiguë, pleine d’appétit. » — C. Brown. Là où Brown se livre à une sensualité picturale, où le sujet s’invite à l’érotique hystérisant son réel, Crews-Chubb détourne la tradition expressionniste vers une exploration du rituel et de la texture. Ses figures – dieux, héros, totems ou bêtes – apparaissent dans une épaisse stratification de tissus, de sable, de peinture et de charbon. La toile devient un relief, un palimpseste : le peintre y rejoue la lutte entre contrôle et chaos. Il n’illustre pas le mythe : il le fabrique dans la matière même, cherchant une authenticité brute, anti-polie. « Je peins comme on reconstruit une ruine. » — D. Crews-Chubb. Cecily Brown et Daniel Crews-Chubb participent tous deux à une redéfinition de la peinture figurative contemporaine : Ils refusent la distance ironique ou conceptuelle de la peinture des années 2000. Leur œuvre assume la présence du corps – celui du peintre comme celui du spectateur. Chez Brown, cette corporalité se manifeste dans la jouissance du regard ; chez Crews-Chubb, dans la matérialité du faire.

Ainsi, Brown resexualise le geste pictural, tandis que Crews-Chubb re-matérialise le mythe.

L’une explore l’éros du visible, l’autre le rituel du visible. Tous deux mettent en pratique l’insignifiante exploration d’une figure fragmentée par ce réel qui avalise l’éclatement du sujet, dans une temporalité que la matière travaille toujours avant toute représentation, celle peut-être d’une reconnaissance, d’un sens encore et toujours aliéné.


Thierry Texedre, le 3 novembre 2025.






Peter Reginato peintre

 












Peter Reginato peintre

De la dilution


En peinture surtout, pourquoi ce rapport philosophique entre fond et forme, c'est-à -dire ce qui du passé en l'occurrence chez Matisse ou Picasso se trame déjà de la forme entrain de démultiplier la figure dans une rythmique qui chez Peter Reginato se renversera en un risque de reconnaître l'espace d'une indétermination du fond et de la forme passées ?


Peter Reginato est né en 1945 à Dallas (Texas) aux États-Unis. Il a grandi dans la région de la baie de San Francisco (Berkeley/Oakland en Californie). Vit et travalle à New York.

Bien que souvent identifié comme sculpteur, Reginato est à la fois peintre et sculpteur abstrait. Dans ses peintures récentes, il explore des compositions abstraites avec couleur, forme, dessin — interrogeant la relation figure-fond, et cherchant à transcender certaines conventions de l’abstraction.


Chez Peter Reginato, la peinture n’est pas ce qui se montre, mais ce qui s’invente dans la tension du visible. Elle n’est pas surface ni forme, ni fond, mais la vibration qui passe entre ces termes et les rend inassignables. Ce que l’œil rencontre, dans certaines œuvres, n’est plus un espace ordonné où la figure se détache, mais une zone d’incertitude où le regard lui-même devient matière. Le fond, que l’on croyait passif, y agit comme un champ de forces ; la forme, loin de s’y imposer, s’y dissout, s’y reforme, s’y égare. Ainsi la peinture ouvre un espace où rien ne précède, où tout advient.

Ce qui se montre, c’est l’essence même de la couleur chez un Matisse, mais sans objectiver sans une reconnaissance de la forme et du contour. Les couleurs sont vives et se déplacent en blocs qui se dissolvent à mesure qu’on croit y voir une formation, un objet, une masse structurante.

Ce qui se joue là, c’est moins l’abstraction que la disparition de toute hiérarchie perceptive. Le visible ne s’organise plus selon la figure et son support, mais selon un rythme, un mouvement d’apparition et de retrait. La peinture devient un devenir, un passage continu entre ce qui s’affirme et ce qui s’efface. Dans cette oscillation, le fond cesse d’être le lieu d’un en dessous : il devient présence, souffle, champ d’énergie, peut-être même mémoire de la forme qui s’y rejoue autrement. Ce qui s’y déploie n’est pas la forme elle-même, mais le moment où elle risque de n’être plus reconnaissable. Peindre, dès lors, revient à faire exister cette instabilité, à maintenir vivante la possibilité du basculement. Il n’y a plus de ligne de partage entre l’acte et son résultat : la forme se trace dans son effacement, le fond s’épaissit à mesure qu’il se vide. Dans la matière, tout devient réversible. La couleur ne décrit plus, elle agit ; elle n’appartient ni à la forme ni au fond, mais au passage entre eux, à l’entre-deux où le visible se forme et se défait simultanément.

Cette peinture ne cherche pas à représenter le monde, ni même à en proposer une abstraction : elle pense le visible pour le diluer comme une expérience du devenir. Elle devient instabilité dans le réel, dans l’acte de peindre, dans l’être coloré. Elle ne montre pas ce qui est vu, elle montre que voir est un acte instable, un mouvement sans centre. Le fond et la forme ne sont plus des catégories, mais des moments d’un même souffle : ce qui se détache appelle déjà son effacement, ce qui s’efface prépare sa réapparition. L’espace pictural n’est plus le lieu d’un ordre, mais le théâtre d’une métamorphose continue. Le risque est là : que rien ne se fixe, que la peinture reste ouverte, traversée par ce doute lumineux où le regard ne sait plus ce qu’il reconnaît. Mais c’est précisément dans ce risque que s’invente une pensée : celle d’un visible qui n’appartient à personne, d’un espace où la forme n’est plus le signe d’une maîtrise, mais l’épreuve d’une liberté. La peinture ne dit plus : « voici ce qui est », elle murmure : « voici ce qui devient ».

Alors le fond et la forme cessent d’être des pôles, ils deviennent les deux faces d’un même acte. L’un appelle l’autre, se traverse, se dissout dans l’autre. La peinture, en ce sens, n’est pas l’art de poser des formes sur un fond, mais celui de penser le fond comme forme en devenir. Ce n’est plus un geste de construction, mais un geste d’exposition : exposer la matière à son propre passage. Peindre, c’est laisser le monde se redire sans contours, dans la lente oscillation d’un visible toujours recommencé.

Peter Reginato nous oblige peut-être à nous souvenir que l’histoire de la peinture puise dans ce qu’un sujet contemporain rencontre, puisant ainsi dans la mémoire collective et historique pour atomiser une peinture qui se montre et épuiser alors sa reconnaissance acquise. Sa dilution improvisée n’a d’improvisation que ce que le regard peut de perdre cette reconnaissance, la spontanéité du réel.



Thierry Texedre, le 29 octobre 2025.