Julia Rommel d’une traversée des sens
Julia
Rommel (née en 1980,
États-Unis) est une
peintre américaine
abstraite contemporaine
dont le travail a été présenté dans des musées et galeries
importants tels que le Museum
of Modern Art et le
Whitney Museum of
American Art à New
York.
Elle réalise des peintures
abstraites qui
oscillent entre couleur, matériau et geste, souvent de large format.
Ses premières œuvres étaient fréquemment
monochromes ou
presque, puis
évoluent vers des palettes plus étendues (bleus, gris, rouges, tons
vifs). Sa pratique met l’accent sur le
processus physique
: elle étire, coupe, ponce, ajoute et enlève des couches, laissant
parfois apparaître des imperfections (bords effilochés, trous de
clous, etc.). Elle cherche à déjouer
des lectures trop rapides
ou une lecture purement historique en « déraisonnablement »
perturbant des structures qui rappellent de
temps en temps des modèles
modernistes. Selon certaines critiques, ses peintures ne sont pas
seulement des jeux de couleur : elles rendent visible le
matériau et l’objet en soi,
bien
plus que des émotions ou des récits traditionnels liés à la
couleur.
D’un rapprochement avec Barnett Newman et Marc Devade
Barnett Newman (1905–1970) est
une figure majeure de l’expressionnisme
abstrait américain
et l’un des principaux représentants de la color
field painting
(peinture, champs de couleur). Il est célèbre pour ses grandes
surfaces colorées interrompues par des lignes verticales — les «
zips
» — créant une expérience immersive et spirituelle pour le
spectateur.
Points de rapprochement avec Rommel
Engagement avec la
couleur et la surface
: comme Newman, Rommel travaille avec des champs de couleurs
étendues, même si sa palette est plus variée et moins réduite au
sens minimaliste du terme. Sens
de l’expérience perceptive
: Newman voulait, par la peinture, provoquer une présence
profonde chez le spectateur
(le fameux « sense of place »). Si Rommel ne vise pas exactement la
même expérience spirituelle, sa peinture engage le regardeur dans
une exploration matérielle et temporelle de la perception. Dialogue
avec l’histoire de l’abstraction
: Rommel affirme qu’elle modifie volontairement ce qui pourrait
apparaître comme une « peinture moderniste » pour éviter une
lecture trop canonique — c’est une forme d’engagement
critique avec l’héritage de l’abstraction américaine
(qui inclut Newman). Rommel n’est pas un « disciple » de Newman,
mais sa pratique s’inscrit dans une continuité
problématisée avec la tradition de la peinture abstraite américaine
dont Newman est une figure incontournable.
Marc Devade (1943–1983) était un
peintre et théoricien français associé à la scène artistique des
années 1970, notamment liée à la Peinture
(le mouvement français que Devade contribua à théoriser). Son
travail se caractérise par une approche structurante
et conceptuelle de la surface et une réflexion
critique sur la peinture elle-même, parfois via des signes ou des
structures géométriques nettes fixées de manière non
conventionnelle.
Points de comparaison
Accent sur la
matérialité et la surface
: Devade, comme Rommel, explore l’objet
peinture lui-même —
ce n’est pas une fenêtre vers un monde représenté, mais une
surface à penser.
Approche conceptuelle
: bien que leurs esthétiques visuelles soient différentes (Devade
joue souvent de structures très lisibles et Rommel de pulsations
chromatiques complexes), tous deux questionnent
les présupposés de la peinture moderne
(composition, cadre, surface). Il
n’y a pas de preuve directe (expositions, écrits) d’un lien
historique direct entre Rommel et Devade comme il pourrait y avoir
avec Newman et l’histoire américaine ; ce rapprochement est plutôt
une résonance
conceptuelle dans le champ plus large de l’abstraction critique.
Julia Rommel est une peintre
abstraite majeure de la scène contemporaine,
construisant son travail comme une exploration
très physique et critique du matériau pictural
plutôt qu’une simple continuité stylistique. Il y a bien sûr des
points de contact conceptuels avec l’abstraction américaine
(Newman, Rothko, les color field painters) et, plus largement, avec
des approches critiques de
la peinture (comme chez Devade), mais ces
rapprochements sont dans
une logique de questionnement plutôt que d’imitation directe.
Citations
de Julia Rommel
Sur son geste, son
rapport à la signature et à la matérialité :
« I’ve
found myself taking elaborate steps to keep my own signature away. I
still remain perplexed at my constant refusal of my own gesture, why
I find it so excessive – yes it is personal, but the personal is
what I am at such pains to bring out of these things, layer after
layer. »
—
Rommel sur son combat avec le geste et l’écriture personnelle dans
la peinture.
Sur le « combat » avec
la couleur et la surface :
« These new
paintings expose my struggles with color – an unfamiliar battle…
And then, the surface displays the unexpected history of an action,
and whether the marks happened by accident or chance or absent-minded
aggression, color once again has to make them work, make them belong.
»
— Rommel
décrit la peinture
comme un espace de combat, d’inattendu et de réinvention.
Sur le processus et le
contrôle :
« I am constantly
battling to resist my innate obsessiveness… If I catch myself
tinkering with details too much, I’m pretty sure I’m killing the
painting’s energy. As soon as things start to feel too controlled,
I try to throw the painting back into the unknown… »
—
Ici, elle explique
sa volonté de laisser surgir l’inattendu
dans la matérialité de la peinture.
Sur le travail
en atelier (texte de son exposition Candy
Jail) :
« The truth is,
I’ve had a lot of fun this year. The fun, and happiness, has
sneakily persisted… What works is the act of working itself, and
locating the moments of luck within. »
—
Elle met l’accent sur le
travail comme acte, la persévérance, et la chance qui émerge dans
le processus.
La
peinture n’est pas pour elle une simple application de couleur,
mais une négociation
constante entre contrôle et hasard, entre intention
et accident, où la surface garde la trace du « combat » entamé
par l’artiste.
Elle cherche à déjouer
ses propres habitudes
et à laisser surgir des
formes et des histoires inattendues,
parfois en déstructurant
ce qu’elle avait initialement envisagé.
Le processus
même — étirer,
replier, peindre et repeindre — devient une méthode
de pensée et de construction intellectuelle,
presque une écriture physique.
Dans l’atelier, Julia Rommel avance
comme on avance dans une pièce sombre : par tâtonnements, par
hésitations, par élans soudains. La toile n’est jamais un espace
docile. C’est une surface qui résiste, qui absorbe les gestes trop
assurés, qui rejette ce qui est trop maîtrisé.
Elle dit
qu’elle refuse sa propre signature, comme si le geste personnel,
trop intime, risquait d’étouffer la peinture avant qu’elle ne
puisse respirer d’elle-même. Alors elle ajoute, retire, ponce,
replie, recommence. Elle traque ce moment fragile où le contrôle se
dérobe et où une autre logique — peut-être celle de la peinture
elle-même — prend le relais.
La couleur, chez elle, n’est jamais une évidence. C’est un
terrain de lutte, un champ où l’on avance en aveugle. Un bleu trop
confiant, un rouge qui bouscule tout, un gris qui refuse de se taire.
Elle s’y confronte. Elle essaie, échoue, déplace, attend que la
couleur accepte d’intégrer les accidents : une griffure née d’un
geste distrait, une trace née d’une impatience, un trou dans la
surface comme un souvenir que la toile aurait décidé de garder.
Lorsque tout devient trop contrôlé, trop propre, elle fait
chavirer la peinture dans l’inconnu. Elle la jette hors
d’équilibre, comme on renverse les règles d’un jeu qui s’est
figé. Car ce qui compte, pour elle, n’est jamais l’image finale,
mais les instants de chance, les instants de perte, les instants où
quelque chose surgit qu’elle n’aurait jamais pu prévoir.
Cette année, dit-elle, le travail lui a apporté une forme de
joie. Une joie tenace, presque sournoise, qui se glisse dans les plis
de la couleur et du tissu. Une joie née non pas du résultat, mais
du travail lui-même : parce que travailler, c’est chercher, et
chercher, c’est accepter que la peinture trouve parfois à votre
place.
Ici, le sas n'a de sens qu'à explorer, suturer ce sujet clos, celui d'une plaie irrésolue, l'art abstrait serait une conquête, un ersatz, un substitut, ou une peau. Le jeu formel rencontrerait sa césure, une représentation qui force le réel pour lui retirer ce qui manque au vrai, sa vérité. L'artiste s'initie, se contracte, absorbe, avale pour maudire, effluve irréelle du dire, lui substituer alors ce dire à risquer de déchirer la peau, qu'elle avance vers son désir d'exhorter et iriser la forme. La peinture rentre dans une géographie pernicieuse. Elle convoque les sens du sujet, pour jeter la couleur, au risque d'effacer ce qui pense une localisation verbale, là, le temps sourdement en impose dans le jeu dystrophique d'un corps peint. Les sens en imposent d'une puissance, des soubresauts du regard rétroactif, rétracté et dispendieux.
Thierry Texedre, le 11 décembre 2025.