Alex Kuznetsov – Entre mur et méditation
Né à Minsk en 1978, Alex Kuznetsov a d’abord inscrit son nom dans la ville. Pionnier du graffiti dans l’espace post-soviétique, il a appris l’art de l’adresse directe, la nécessité du geste sûr et l’impact de la couleur sur un passant inattentif. Cette énergie urbaine, façonnée dans la vitesse, s’est métamorphosée à partir de 2010 en un travail de studio, lent et stratifié, marqué par l’Expressionnisme abstrait.
Ses toiles ne représentent rien, mais elles convoquent beaucoup. De grands champs de couleurs, des traces linéaires franches, des effacements et reprises successives : autant d’éléments qui instaurent un face-à-face avec le spectateur. Ici, l’œil n’est pas seul à observer : la surface semble répondre, instaurer un dialogue silencieux. Lacan parlerait d’« objet regard » : ce moment où ce que l’on regarde nous vise à son tour.
Chez Kuznetsov, l’abstraction n’est pas retrait du monde, mais mise en place d’une scène. L’espace pictural, frontal et immersif, agit comme un miroir trouble : il ne restitue pas une image reconnaissable, mais une image de soi filtrée par la matière et la couleur. L’objet regard — cette sensation d’être visé par ce que l’on croit observer redonne au regard cette intensité qu’il tend à rechercher inconsciemment, à trouver ce qui fait « dire » avant toute intervention visuelle consciente. Merleau-Ponty y lirait une spatialité vécue, un lieu où le spectateur habite par le corps et par l’œil. Entre ces deux lectures, l’œuvre devient à la fois lieu social et lieu analytique : un espace de rencontre où ce qui se joue n’est jamais complètement dit, mais toujours ressenti.
Cette frontalité s’accompagne d’une immersion physique. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, voir c’est aussi habiter un espace : la peinture de Kuznetsov est une architecture plane, à arpenter du regard et du corps. Elle est à la fois lieu social – héritage du graffiti, où chaque marque est un signe adressé à l’autre – et lieu analytique, surface de projection pour l’inconscient.
Dans la lignée de Rothko, Soulages, Kiefer ou Cy Twombly, Kuznetsov travaille la couleur et la matière comme expériences sensorielles et mémorielles. Mais il y introduit la rigueur graphique et l’énergie codée du mur urbain. Ses œuvres sont des façades sans portes, qui s’ouvrent pourtant à qui prend le temps d’entrer.
Thierry Texedre, le 14 août 2025.