mercredi 27 août 2025

Heidi Hahn, figuration, abstraction et désir en suspens















































Heidi Hahn, figuration, abstraction et désir en suspens


Heidi Hahn (née en 1982 à Los Angeles, basée à Brooklyn) est une peintre américaine dont le travail explore justement ce seuil fragile entre figuration et abstraction, en particulier autour de la représentation du corps et plus spécifiquement du corps féminin.



Entre figuration et dissolution du corps


La peinture de Heidi Hahn s’inscrit dans une zone d’incertitude, un espace de tensions où la figuration se dérobe au moment même où elle s’impose. Ses toiles, souvent peuplées de figures féminines, oscillent entre reconnaissance et effacement, comme si la représentation du corps ne pouvait se maintenir qu’à la condition de sa disparition progressive dans la matière picturale. Ce glissement constant interroge non seulement les limites entre abstraction et figuration, mais aussi la manière dont le corps féminin se construit comme image dans l’histoire de l’art. Chez Hahn, la peinture naît d’un geste affirmé, où les aplats de couleurs saturées et les lavis transparents produisent un effet paradoxal : les contours apparaissent pour mieux se dissoudre, la figure émerge puis s’efface, jamais totalement assignée à une identité précise. Ce traitement rend visible une présence instable, fragile, mais d’autant plus insistante qu’elle résiste à la capture définitive du regard. L’artiste se détache ainsi d’une tradition qui a souvent fixé la figure féminine dans un rôle narratif, décoratif ou érotisé. Ce qui se joue dans ses toiles, c’est la mise en crise de la figuration elle-même. En refusant la précision anatomique et en brouillant les repères spatiaux, Hahn déplace la question de « qui est représenté » vers celle de « comment représenter ». Les corps deviennent des surfaces de projection, des présences picturales dont l’identité demeure en suspens. Le spectateur est alors confronté à une reconnaissance inachevée : il croit voir une silhouette, une posture familière, mais le flux de la peinture empêche toute stabilisation.



Où se perd l’abstraction


L’abstraction dans l’œuvre de Heidi Hahn ne se présente jamais comme un état autonome, mais comme une tendance inachevée, une dérive toujours interrompue par la présence du corps. À première vue, ses toiles pourraient s’apparenter à de vastes champs colorés, saturés, travaillés en aplats ou en lavis. Mais au cœur de ces surfaces picturales surgit inévitablement un fragment de figuration : une main, une chevelure, la courbe d’une épaule. C’est précisément là que l’abstraction « se perd ». Car au moment où la peinture semble se libérer du sujet, un détail reconnaissable réintroduit la figuration. L’œil du spectateur reconstruit alors un corps, une identité en puissance, et fait basculer la toile du côté de la reconnaissance. L’abstraction, chez Hahn, n’aboutit jamais à son autonomie : elle se dissout dans l’apparition insistante de la figure. Cette impossibilité d’une abstraction pure témoigne d’une démarche singulière : Hahn ne cherche pas à nier le corps, mais à l’éprouver dans son instabilité. Sa peinture maintient le spectateur dans une tension perceptive, où la figure est toujours déjà en train de disparaître et de revenir. L’abstraction n’est pas ici une fin, mais un détour : elle existe pour troubler la figuration, pour la fragiliser, mais finit toujours par se perdre dans la rémanence du corps. En cela, l’œuvre de Heidi Hahn occupe une position critique et féconde : elle refuse l’alternative simple entre figuration et abstraction, et habite plutôt l’intervalle où l’une se transforme en l’autre. C’est dans cet espace de métamorphose, où l’abstraction se défait au profit d’une reconnaissance inachevée, que sa peinture trouve sa force : un art du seuil, de la disparition, de l’identité en suspens.


Le désir en suspens : un corps ni féminin, ni masculin


Une autre voie se dessine dans le travail de Hahn, au-delà de la dialectique entre figuration et abstraction : celle du désir. L’artiste semble rechercher ce qu’est érotiser, dans cette hétérogénéité du corps informel, celui qui n’a d’autre source que de passer du pensant à l’érotique d’un corps qui troue la pensée. C’est dans un va-et-vient entre absence et présence du corps qui « pense » ou « rêve », que s’évalue alors cet envol à l’envers de l’abstraction/ figuration en question. Mais ce désir n’est pas celui de l’histoire de la peinture occidentale, qui a construit le corps féminin comme objet érotisé, offert au regard. Chez Hahn, le corps représenté n’est jamais pleinement féminin, jamais masculin non plus. Il se déploie dans une zone d’ambiguïté, un « jamais » qui empêche le spectateur de l’assigner à une identité stable. Les couleurs semblent éthérées, jamais vives, plutôt transparentes à des fins tactiques, pour s’essayer à érotiser la vue, l’ensemencer de futures couleurs qui caressent l’œil retissant. C’est précisément de ce « jamais » que naît le désir. Un désir qui ne repose pas sur la reconnaissance d’une forme identifiable, mais sur son indétermination persistante. La figure se laisse deviner sans jamais se livrer : un visage voilé de couleurs, une posture absorbée par le fond, une silhouette à la limite de l’effacement. L’érotique se déplace : elle ne réside plus dans le dévoilement d’un corps, mais dans le retard de ce dévoilement, dans l’attente inassouvie qu’entretient la peinture. Ce déplacement du désir est radical : il substitue à la jouissance de voir un corps offert la puissance d’un désir plus vrai, celui de ce qui se dérobe, de ce qui reste hors de portée. Hahn rompt ainsi avec la tradition d’un regard qui consomme l’image du féminin, pour inventer une nouvelle forme de visibilité : un corps en suspens, ni objet, ni absence, mais énigme désirante.



En ouvrant un espace où figuration et abstraction s’entrelacent, où le corps apparaît et disparaît, et où le désir se fonde sur le non-dit plutôt que sur la reconnaissance, Heidi Hahn construit une œuvre singulière et critique. Elle déplace les codes de l’histoire picturale du féminin pour proposer une peinture qui n’assigne pas, qui n’exhibe pas, mais qui maintient ouverte la question du corps et du regard. C’est dans cet entre-deux – figuration/abstraction, apparition/disparition, féminin/masculin, désir/absence – que réside la puissance de sa démarche : un art du seuil, de l’instabilité, du désir en suspens.



Thierry Texedre, le 27 août 2025












jeudi 14 août 2025

Alex Kuznetsov – Entre mur et méditation

 

















Alex Kuznetsov – Entre mur et méditation



Né à Minsk en 1978, Alex Kuznetsov a d’abord inscrit son nom dans la ville. Pionnier du graffiti dans l’espace post-soviétique, il a appris l’art de l’adresse directe, la nécessité du geste sûr et l’impact de la couleur sur un passant inattentif. Cette énergie urbaine, façonnée dans la vitesse, s’est métamorphosée à partir de 2010 en un travail de studio, lent et stratifié, marqué par l’Expressionnisme abstrait.

Ses toiles ne représentent rien, mais elles convoquent beaucoup. De grands champs de couleurs, des traces linéaires franches, des effacements et reprises successives : autant d’éléments qui instaurent un face-à-face avec le spectateur. Ici, l’œil n’est pas seul à observer : la surface semble répondre, instaurer un dialogue silencieux. Lacan parlerait d’« objet regard » : ce moment où ce que l’on regarde nous vise à son tour.

Chez Kuznetsov, l’abstraction n’est pas retrait du monde, mais mise en place d’une scène. L’espace pictural, frontal et immersif, agit comme un miroir trouble : il ne restitue pas une image reconnaissable, mais une image de soi filtrée par la matière et la couleur. L’objet regard — cette sensation d’être visé par ce que l’on croit observer redonne au regard cette intensité qu’il tend à rechercher inconsciemment, à trouver ce qui fait « dire » avant toute intervention visuelle consciente. Merleau-Ponty y lirait une spatialité vécue, un lieu où le spectateur habite par le corps et par l’œil. Entre ces deux lectures, l’œuvre devient à la fois lieu social et lieu analytique : un espace de rencontre où ce qui se joue n’est jamais complètement dit, mais toujours ressenti.

Cette frontalité s’accompagne d’une immersion physique. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, voir c’est aussi habiter un espace : la peinture de Kuznetsov est une architecture plane, à arpenter du regard et du corps. Elle est à la fois lieu social – héritage du graffiti, où chaque marque est un signe adressé à l’autre – et lieu analytique, surface de projection pour l’inconscient.

Dans la lignée de Rothko, Soulages, Kiefer ou Cy Twombly, Kuznetsov travaille la couleur et la matière comme expériences sensorielles et mémorielles. Mais il y introduit la rigueur graphique et l’énergie codée du mur urbain. Ses œuvres sont des façades sans portes, qui s’ouvrent pourtant à qui prend le temps d’entrer.



Thierry Texedre, le 14 août 2025.







mardi 12 août 2025

Abstraction





























Écho intérieur de l’inaudible chez Pam Evelyn


Pam Evelyn est une artiste peintre née en 1996 à Surrey, Royaume-Uni, vit et travaille à Londres.

La peinture serait abstraite et sans violence s’il n’y avait pas cette liaison vocale avec le tableau. Chez Pam Evelyn, l’intention n’est plus ce ressenti qui inonde la peinture quand le paysage manque sa mise en tension du réel. Ce réel vient alors de manquer son but, c’est-à-dire à recadrer l’image pour envelopper le lieu, le résoudre dans le tableau, dans une réécriture du réel. Pam Evelyn, écrit, tel un écho intérieur retraduisant l’environnement en cicatrices concrétisées, de celles qui ne sont jamais imprégnées dans un paysage, du moins en lecture, en traductions instantanées. L’artiste ne dirige jamais sa peinture, elle laisse, telle l’inaudible effraction en cours, se démettre la langue en train de se délier, cette langue humide, livrant sa bouche aux vocalises du subconscient. L’artiste peint sur de grandes toiles de lin en gestes spontanés, intuitifs, en gestes qui trouble l’abstraction, soulevant ainsi ce qui est en suspens dans le paysage. La mémoire du paysage est déterminée par la concrétion de son effacement en tant que temporalité. La manipulation du paysage passe par celle du son qui charrie et enveloppe le paysage, pour dissoudre les symboles flottants qui s’y fixent. La peinture est, chez Pam Evelyn, une peinture de paysage mental enveloppant tout acte trop familier d’une peinture que l’on voit. L’artiste suggère un environnement peint qui fait écho aux risques de s’arrêter, sans jamais s’y lier, se soulever à de violentes auditions du temps présent, autre flottement de la lisibilité contemporaine. Si le mental n’est pas audible, la peinture rend compte, dans cet isolement total, d’une attention particulière à l’éloignement qu’un sujet provoque d’une peinture au paysage.



Thierry Texedre, le 12 août 2025.