peinture de Flora Yukhnovich
2022, huile sur toile, 185 x 320 cm
peinture de Flora Yukhnovich
2022, huile sur toile, triptyque, 240 x 474 cm
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peintures de Joan Snyder
De
l’image
Dans le retournement de l’image, une crainte latente s’immisce,
celle d’une connivence involontaire qui viendrait hanter le regard.
Ce regard, mis en situation de détresse, se trouve ainsi éloigné
de l’autre rive, celle du rêve, qui pourtant se révèle aussi
troublante et révulsive que l’éveil. Ce retournement, en
définitive, entraîne une intériorité qui annule toute
complémentarité, laissant apparaître un insigne, une vue de
l’insignifiance. Tout semble alors se produire pour que l’image
puisse être perçue. Or, en vue éclatée, l’image elle-même
semble se tromper, insistant excessivement sur sa signifiance.
Dans ce jeu trompeur qui détourne son propre sujet, l’image
dissimule un retour subtil vers une extension autre : celle du corps
encore abscons, encore surdéterminé à voir. Voir avant l’image,
voir à travers elle, voir à partir d’elle. Cet aveuglement
premier, antérieur à la lettre, se manifeste par une irrépressible
consternation face à la découverte de ce qui deviendra l’image,
de son exposition à la lumière.
La peinture s’inscrit dans cette quête identitaire, dans cette
couleur teintée d’immersion qui cherche à retenir, à tempérer,
à transiger avec le temps du sujet. C’est ainsi que naît la
forme, une forme marquée par l’inquiétude du vivant face à son
exposition incessante, une mise en lumière qui s’acharne et finit
par dégénérer. Car le temps corrode la forme, la mine et l’altère,
transformant la matière en vestige, en résidu d’elle-même.
Le sujet de la peinture se révèle alors dans cette recherche
constante de l’image coïncidant avec ce qui se joue dans la vie du
sujet. L’image qui fascine, qui attire irrésistiblement, celle qui
fait jouir et qui se déploie dans un glissement érotique. Cette
identification à l’image se retrouve partout dans le réel : dans
la photographie, l’informatique, les réseaux sociaux. Comme si la
lumière, en remontant aux origines du vivant, éclairait un point
nodal, marquant ainsi le départ d’une rencontre avec le véritable.
L’image ne saurait être une simple formule, elle est
l’expression du vécu, une mise en avant du questionnement du
vivant. Elle surgit du bord, de cet espace indéfinissable où vibre
une effervescence inépuisable. Le bord du lieu du vivant, palpitant
d’un aveuglement prêt à perçoir, mais jamais tout à fait.
Si l’artiste peintre cherche à restaurer une image qui, dans
notre époque contemporaine, se met à vociférer à nouveau, c’est
qu’il tente de déchiffrer les bouleversements subis par la
représentation picturale. Depuis la fin du XIXe siècle, l’image a
été surdéterminée par une ascension fulgurante de l’abstraction,
qui s’est imposée comme une mise en question des liens sociaux
occidentaux et une épreuve de la langue, notamment avec la
psychanalyse. Peut-on encore aujourd’hui feindre d’opposer
figuration et abstraction ?
Cette mise à l’épreuve n’est pas nouvelle. Elle se distingue
déjà dans l’art baroque, dans les ellipses de Le Greco, Rubens ou
Velasquez. On en perçoit des résonances jusque dans la musique de
Jean-Sébastien Bach. Puis elle se prolonge dans le rococo, chez
Watteau, Fragonard et Boucher, où le jeu avec la figure atteint une
forme de luxuriance.
L’artiste britannique Flora Yukhnovich, née en 1990 à Norwich,
nous invite aujourd’hui à reconsidérer cette syntaxe picturale
polysémique. Sa peinture déploie une sensualité du regard qui se
meut en ellipses sur toute la surface peinte. La profondeur s’y
éprouve dans un mouvement de redressement jusqu’à l’oubli du «
Je », cet indice de la perspective frontale. Les couleurs, vives
mais saturées, se fondent dans un dessin volontairement
indéterminable. Yukhnovich prend le risque d’atteindre la
figuration en effleurant les contours de l’inorganique, puisant
dans une abstraction en devenir.
Cette démarche nous conduit inévitablement à une autre artiste
qui, au contraire, maximise la figure : Joan Snyder, peintre
américaine née en 1940 dans le comté de Middlesex. Joan Snyder
interroge la vision en l’entremêlant au discours. Joan Snyder
interroge ce qui se voit à cause de la parole qui discute en trop de
pouvoir peindre pour pouvoir en dire plus ; là l’artiste nous
en dit long sur ces raisons d’aller y voir là où le dire qu’il
soit propre à l’artiste ou dans une discussion épuise un
discours : « Combien de fois ai-je eu l’impression, en
discutant avec d’autres, de ne faire qu’effleurer ce qui est
réellement signifié et ressenti ? » dit-elle. Pour elle, «
l’anatomie du tableau, les marques, la voix, la peinture sont
devenues le sujet ».
Sa peinture, marquée par l’emploi de matériaux non
conventionnels (soie, toile de jute, graines, brindilles, terre,
paillettes), relève du maximalisme. Le regardeur est appelé à une
introspection, à une concentration sur l’espace géré par
l’organique. L’aspect baroque de ses compositions pousse à une
quête incessante d’une image qui ne se livre jamais tout à fait.
Dans ce foisonnement d’éléments matiéristes et expressifs,
l’image réelle affleure dans un jeu d’absence et de présence.
Joan Snyder crée ainsi un langage pictural où la matière devient
verbe, où chaque trace est un écho à une parole fragmentée,
résiduelle. Sa peinture est une confrontation avec le sensible, un
lieu où se révèle le dialogue silencieux entre le visible et
l’indicible. C’est par un foisonnement de corpuscules et de
signes sans liens que remonte à la surface par une certaine
transcendance l’image réelle dont on a seulement le sentiment dans
une conversation ; c’est un temps d’extase, le lieu du sujet
qui rencontre sa perception, son âme et le corps désavoué.
Thierry Texedre, le 22 mars 2025.