jeudi 31 juillet 2025

Christine Ay Tjoe, d’une densité intérieure

 





















Christine Ay Tjoe, d’une densité intérieure



Christine Ay Tjoe est une artiste indonésienne majeure de la scène contemporaine, dont le travail profondément introspectif, organique et émotionnel explore les tensions entre le moi intérieur et le monde extérieur, entre humanité et nature, spiritualité et matérialité. Sa peinture, souvent intuitive, puissante et texturée, se distingue par une gestuelle expressive, des matières brutes, et une palette évocatrice. L’artiste est née en 1973 à Bandung, Indonésie où elle vit et travaille.

Peinture et technique

Christine Ay Tjoe travaille le plus souvent sur de très grands formats, créant des œuvres immersives à la densité picturale marquée. Elle utilise des bâtons d’huile comme principaux instruments de dessin, mais aussi ses mains, qu’elle emploie pour frotter, gratter, étaler la matière sur la toile. Cette relation tactile à la peinture ancre son travail dans une dimension corporelle très forte. Sa gestuelle est spontanée, presque viscérale : on y perçoit une lutte entre contrôle et lâcher-prise. Les formes qu’elle produit sont souvent fragmentées, tourmentées, évoquant des corps contorsionnés, des êtres en mutation, des racines ou réseaux organiques — des entrelacs complexes qui semblent vouloir cartographier l’invisible. Ce sont moins des représentations figuratives que des manifestations d'états d'âme, de tensions psychiques, qui s’expriment à travers un langage visuel quasiment ontologique.

Couleur et matière

Sa palette est notable : terres brûlées, gris volcaniques, noirs charbonneux, rouges rouille, couleurs qui rappellent la roche volcanique, le bois calciné, la cendre, autant de matières liées à l'origine tellurique de l’Indonésie — un archipel marqué par l’activité sismique et volcanique. Ces couleurs ne sont pas qu’un choix esthétique : elles résonnent avec les inquiétudes environnementales contemporaines, traduisent un pressentiment de crise, voire d’effondrement, sans jamais tomber dans le discours illustratif. C’est une peinture sensorielle et symbolique qui rend compte d’une trajectoire vers la destruction, ou du moins d’une lutte intérieure contre cette fatalité.

Inspiration et approche conceptuelle

Christine Ay Tjoe vient de la gravure et du dessin, deux disciplines qui ont marqué sa pratique de la ligne. Cette formation transparaît dans son attention aux détails, aux textures, à la superposition des couches. Son art explore des thématiques existentielles, spirituelles, souvent influencées par une forme de mysticisme, voire une philosophie introspective d’inspiration chrétienne et orientale, dans laquelle le "moi" (ou état moïque) joue un rôle central. Le "moi intérieur", pour Ay Tjoe, n’est pas un sujet stable : il est traversé par des forces, en constant déséquilibre, fragmenté, souvent douloureux. Ses œuvres sont donc des tentatives d’organiser ces tensions, des processus d’élucidation de ce que signifie être humain dans un monde en mutation.

Titres et mystère

Les titres de ses œuvres — souvent poétiques, abstraits ou philosophiques — n'expliquent pas, mais suggèrent… « Composition rouge », « Le camarade », « Greed and Greed », « On nous surestime parce que vous ne nous avez jamais connu »… Ils ouvrent des pistes, sans jamais enfermer la lecture. Cette ambiguïté fait partie intégrante de son langage : elle invite le spectateur à plonger dans l’œuvre comme dans un rêve ou un état mental, sans avoir de repères clairs.

Évolution

Si ses premières œuvres, influencées par sa formation en gravure, étaient plus graphiques et monochromes, son travail a gagné en ampleur, en matière et en couleur au fil des années. L’évolution plastique d’Ay Tjoe reflète une ouverture vers des compositions plus complexes, un élargissement du spectre émotionnel et narratif, tout en restant fidèle à son langage intérieur. Elle est aujourd'hui reconnue internationalement — avec des expositions chez White Cube, Sprüth Magers ou encore à la Biennale de Venise — comme l'une des voix les plus singulières de l’art contemporain asiatiqueChristine Ay Tjoe construit une œuvre puissante, à la croisée de l’intime et du cosmique, qui interroge les limites de l’être, la fragilité humaine, la mémoire et la matière. Sa peinture évoque les crises environnementales, mais surtout les tensions intérieures que traverse l’individu contemporain. Elle ne cherche pas à illustrer, mais à incarner. À travers une pratique presque chamanique du geste et de la matière, elle fait du chaos un langage, de la peinture une forme de révélation.




Thierry Texedre, le 31 juillet 2025.




 




Peinture « On nous surestime parce que vous ne nous avez jamais connu », huile sur toile 170 x 300 cm, 2015








mardi 15 juillet 2025

Lucy Bull artiste peintre

 





































Lucy Bull entre abstraction et perception



Lucy Bull est une artiste peintre américaine, née en 1990 à New York et basée à Los Angeles, reconnue pour ses toiles abstraites à la fois denses, évocatrices et organiques. Vit et travaille à Los Angeles depuis 2014



Abstraction

Lucy Bull crée des œuvres abstraites, souvent saturées de couleurs mouvantes et d’entrelacs de formes fluides. Ce ne sont pas des images que l’on "comprend", mais plutôt que l’on "traverse". Elles évoquent une sorte d’hallucination sensorielle — des "états" plutôt que des "objets". Son abstraction est moins géométrique que psychédélique, organique, hypnotique. Elle évoque ce moment où la perception devient instable, où l’œil ne sait plus ce qu’il voit — et c’est précisément là que quelque chose d’inconscient, de corporel, se manifeste.


Points d’entrée, états de conscience

Lucy Bull évoque des "points d’entrée" que l’artiste perçoit — cela semble très juste. Bull parle souvent de sa peinture comme d’un espace où le spectateur est invité à entrer, non pas pour y trouver un sens, mais pour faire l’expérience du temps étiré, du trouble, du flux. On peut voir cela comme un état de conscience altéré — un seuil, entre veille et rêve, entre corps et image, entre langage et silence.


Langage et corps, désir et manque, perception


« remettre la langue dans sa dépendance au corps, celui du désir quand le plaisir y fait défaut ».

C’est là que l’on peut peut-être approcher l’œuvre de Lucy Bull avec une lecture psychanalytique ou philosophique, à la Lacan ou à la Barthes : ce que je dis, c’est que l’image (ou la langue) ne tient plus sans le corps, que la signification se délite quand le plaisir n’est plus là pour la soutenir. Ce que Bull peint, c’est peut-être ce manque — ce lieu sans mot, sans sens, où le désir persiste mais sans objet. C’est un espace de désorientation jouissante, qui pourrait évoquer justement la perte du paradis — non pas comme mythe religieux, mais comme expulsion du sens stable, de la représentation rassurante. Lucy Bull passe de longues heures, voir des jours à peindre plusieurs toiles, sa perception, sa vision est immersive : toiles vastes, souvent hors cadre conventionnel, créant un extension de l’œil, une tension périphérique de celui-ci. Dans cette descente dans les arcanes de l’infini, dans cette tension obsessionnelle, la peinture transcende sa matérialité, son objet impossible, comme si le temps était dépassé, sans présence ; Lucy Bull alors nous montre qu’il est inconcevable de résister face à un réel qui plie le plaisir pour faire respirer un corps encore capable de rêver. S’il y va de la transe , c’est parce que la transe devient une « relique » à l’indéfinissable déclinaison du corps en tension ; dans les mains du peintre qui doit mettre un coup d’arrêt à la conscience , de sa perception.


Lucy Bull est aujourd’hui une figure montante de l’abstraction contemporaine : formée au painting gestuel, elle mêle rigueur et intuition pour créer des mondes visuels hypnotiques.

Sa peinture explore la liminalité entre chaos et forme, invitant chacun à une lecture personnelle – comme une expérience presque chamanique.



Thierry Texedre, le 14 juillet 2025.








Chant contaminé

 












 Chant contaminé


En blocs diffusion du récit décentré toujours sous les coups de buttoir indéfini de l’infiniment petit retourné rasé raréfié détourné rencontre fortuite des éléments saturés en verbe non contiguë comme si le lieu n’avait jamais été nommé ce lit qui est touché retrouvé raréfié retardé quand à sa découverte sa couche les plis de son territoire en gestation remisé ressoudé à la langue perdue de celles qu’il ne faut plus nommer dans cette mise à mort du désir clôt parce qu’il est déjà nommé avant d’avoir été identifié signes de sa substance celle d’une toxicité de la vulnérabilité humaine l’humus d’un corps d’élection qui croit que la chair existe avant de penser sa mort comme régime viral d’une source reformée reformulée renfermée mise en boite sur la langue morte du temps dissout puisque génératif la parole fuit et rend le corps à sa source une nouvelle fois la seule fois peut-être du point de vue de cette connaissance atomisée chercher ces blocs sourds d’un régime autoritaire qui vous nuit à cause de ses sens à prendre en marche la vie vertige vole au dessus de ces bombes éclatées dans les cerveaux volumineux et prêts à en découdre avec leur corporéité vide voir pour entendre et parler pour répéter sans fin cette vitesse d’extinction du monde inconnaissable voilà le parcours instruit et fléché inscrit et vautré sur les bains moussants de la terre abscons un sentiment qui s’en prend aux récits refaits d’une façade affadie tête de biais l’œil tombant par l’histoire qui se prend dans les filets du temps le temps entropique parce que couvert de couches hallucinatoires à démonter par le verbe touché en particules de l’inconscient contaminé course sans fin du grand déferlement oratoire devant une foule hirsute et affamée de cette langue morte mais pleine des images d’une ordination un jour sans fin sur les clous démasqués du ventre vide par la plaie par quelle jouissance ce corps qui danse maudit et jouit sur les errements vulvaires du traitement de la mémoire qui s’organise c’est l’affaire qui finit à des fins d’hurlements fossiles.



Thierry Texedre, le 15 juillet 2025.



Bettina Gorn

artiste visuelle

Corps de matière ( torses humains)








vendredi 4 juillet 2025

Kenjiro Okazaki : L’abstraction comme langage en suspension

 





















Kenjiro Okazaki : L’abstraction comme langage en suspension



Kenjiro Okazaki (né en 1955 à Tokyo) est un artiste japonais polymathe : peintre, sculpteur, designer, architecte, critique et même concepteur de robots Sa pratique, profondément ancrée dans l’abstraction, explore la forme, la conscience du temps et la perception humaine. Il utilise des médiums variés — peinture, sculpture, reliefs, performance, architecture et robotique — pour interroger comment nous percevons et réorganisons l’espace-temps.


Dans un monde saturé de signes, de récits et de temporalités imbriquées, Kenjiro Okazaki n’en revient pas à l’abstraction — il en repart. Ni formaliste, ni expressionniste, son œuvre s’inscrit dans une époque où l’abstraction n’est plus un style, mais une méthode d’investigation du réel.

Ses peintures, souvent composées de panneaux multiples, refusent l’unité illusoire du tableau comme fenêtre. Elles présentent un espace discontinu, stratifié, où les gestes picturaux — traînées, éclats, suspensions — ne s’additionnent pas : ils dialoguent, se contredisent, se rejouent. Rien n’est central, rien n’est figé. Chaque toile est une topographie du possible, un fragment d’un système en mouvement.

Le matériau lui-même (acrylique, gel, pigment, plastique) est traité comme une matière vivante. L’œuvre ne montre pas : elle agit. Le regard est appelé à circuler entre les formes, les silences, les titres — souvent énigmatiques — comme dans une composition chorégraphique. Cette approche, qui croise les héritages de Klee, Taeuber-Arp ou Cage, construit une abstraction polyphonique, où l’œil est sollicité comme un lecteur actif.

Mais que raconte cette peinture ? Rien, sinon le temps même de l’expérience visuelle. Okazaki ne cherche pas à représenter, mais à poser les conditions d’un regard renouvelé. Chaque œuvre est une énigme ouverte, un seuil. Elle ne signifie pas, elle fonctionne. C’est là sa radicalité : l’abstraction n’est plus un retrait du monde, mais une forme de syntonie avec sa complexité.

Ce que nous appelons encore « peinture abstraite » se métamorphose chez lui en machine perceptive, en langage relationnel. Et peut-être faut-il renoncer au mot même de « peinture » pour comprendre ce qui se joue ici : une pensée en forme, un espace mental incarné, un champ d’interactions sensibles. L’œuvre n’est plus une chose à regarder, mais une expérience à vivre, chaque fois différente, chaque fois nouvelle.


Kenjiro Okazaki ouvre ainsi une voie pour le XXIe siècle : une abstraction augmentée, narrative sans récit, sensorielle sans image, intellectuelle sans concept figé. Une abstraction qui ne clôt rien — mais ouvre l’espace du voir.




Thierry Texedre, le 4 juillet 2025.









mardi 17 juin 2025

Raluca Pilat : d’une peinture structurée

 

































Raluca Pilat : d’une peinture structurée

Artiste peintre originaire de Roumanie, vit et travaille au Québec.



Que penser de la peinture de Raluca Pilat ? Particulièrement de ses signes qui s'intriquent dans la toile, au travers d'aplats et de béances chromatiques qui sous-tendent ces signes graphiques, formels, volumiques qui symbolisent les liens sociaux et inter-subjectifs d'une pensée structurée.


La peinture de Raluca Pilat se distingue par une architecture visuelle profondément riche, où formes graphiques, signes entremêlés, aplats colorés et béances chromatiques s’accordent pour dévoiler une complexité psychique et sociale. Voici un éclairage sur la manière dont ces éléments structurent son propos


Les signes comme vecteurs de liens sociaux


Systèmes graphiques entrelacés :
Les signes (traits, motifs géométriques ou organiques) ne flottent pas isolés : ils s'entrelacent, se superposent, dialoguent. Ces interactions esquissent une trame de relations – entre individus, idées, univers intérieurs –, comme si chaque signe était un « noeud » tissant des connexions.


Symboles de réseau subjectif :
Chaque signe agit comme métaphore d’un lien (amical, familial, émotionnel) : un mouvement, une tension, une résonance. Leur répétition, parfois avec variations, évoque le caractère dynamique et évolutif des relations et de la pensée.


Aplats et béances : géométrie chromatique de l’esprit


Aplats dynamiques :
Ces surfaces planes, souvent colorées avec vigueur, créent des zones de repos visuel, de respiration, où la structure narrative suspend son flux. Ils incarnent des fondations émotionnelles ou réflexives : sol stabilisateur, arène intérieure,
laissant une certaine sécurité, une introspection. Il y va alors de questionnements sur ces zones explorables par des signes. De signes dont la répétition est interrompue parce que l’esprit structuré défie le nœud de toute signifiance en déplaçant tout signe vers sa mise en veille verbale dans un champ indéfini, ici champ de couleur.


Béances chromatiques :
Le contraste marqué (vides sombres, échancrures de couleur brute ou blanche) agit comme de véritables portes d’entrée dans la pensée. Ces vides peuvent être vus comme des silences, des incertitudes, des zones à penser, délimitant le champ d’expression des signes.


Formes graphiques, volumes et structuration d’une pensée 


Construction volumique :
Par un jeu d’aplats, d’ombres et de contours, les signes apparaissent en relief, presque sculpturaux. Cette matérialité visuelle évoque une pensée palpable, construite, un espace mental à la fois concret et intérieur.


Pensée organisée :
Les compositions ne sont ni aléatoires ni abstraites : elles relèvent d’une démarche réfléchie. La pensée se structure comme une architecture interne, ponctuée d’éléments articulés, de hiérarchies signifiantes, d’interactions organisées.



L’œuvre comme lieu de rencontres



Chez Pilat, la toile devient un espace où signes, formes et couleurs dialoguent pour représenter non seulement un univers intérieur, mais aussi les échanges qui le composent : pensées dialoguant avec elles‑mêmes, individus en relation, mémoire, émotion. La structuration visuelle – ses volumes, ses vides, ses signes – reflète une pensée en réseau : structurée, sensible, sociétalement reliée.

Sa démarche rappelle que toute subjectivité est un tissage de signes, d’émotions, de dialogues, parfois pleins, parfois en suspens : une architecture chromatique et graphique du sujet engagé.



Thierry Texedre, le 17 juin 2025.

















samedi 14 juin 2025

Gabrielle Kourdadzé

 




























Gabrielle Kourdadzé



Gabrielle Kourdadzé est une artiste plasticienne franco‑géorgienne née le 16 juin 1995 à Paris, où elle vit et travaille Diplômée en 2019 de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) à Paris, elle a aussi exploré la scénographie, l’illustration, la photographie, la sérigraphie et la gravure. Parallèlement à ses études artistiques, elle pratique activement la musique (piano, accordéon, chant) et explore la synesthésie, comme dans une performance de 2016 lors de son certificat de piano.


Style & thématiques

Sa démarche se centre sur le dessin à l’encre : elle utilise un pinceau épais et sec, travaille des superpositions de lignes, parfois enrichies avec du crayon de couleur ou de la gravure sur bois. Les œuvres mettent en scène des figures humaines (souvent anonymes et à taille réelle) captées dans des moments presque photographiques — dans le métro, la rue, ou issues d'images d’actualité — placées sur des fonds monochromes, créant un suspens visuel entre présence et absence . Les compositions explorent la notion d’altérité, d’interaction entre corps, et l’espace social. Elle évoque la solitude partagée, les liens symboliques et la narration silencieuse suscitée par les postures et notamment par le geste des mains .


Un fragment d’histoire plus vaste : la narration suspendue

Les œuvres de Kourdadzé fonctionnent comme des fragments narratifs sans dénouement. Le regardeur est placé face à une image arrêtée — une pause temporelle — qui évoque un "entre-deux" : ni début ni fin, simplement un instant arraché à une trame plus vaste. Ce temps suspendu ouvre un champ de projection : l’image ne raconte pas, elle questionne. Ce mode de représentation génère une forme de cinématographie latente. On pense au montage d’un film : l’image semble venir d’avant, et se prolonger après — mais dans le hors-champ de notre propre conscience. L'œuvre devient un point d’interrogation figé, un dispositif qui fait appel à notre mémoire et nos affects pour en compléter le récit.

La figure humaine comme interface entre deux mondes

Dans son travail, la figure humaine est omniprésente, mais jamais isolée : elle est toujours en relation, parfois par la proximité spatiale, souvent par le geste, les postures, ou les regards absents. Ces personnages n'interagissent pas toujours explicitement, mais leur simple juxtaposition fait naître une tension. Kourdadzé oppose deux mondes : Le monde intime / intérieur, qu’on pourrait associer au silence, à l’introspection, au sensible. Le monde social / extérieur, peuplé, codifié, urbain, visible. Fragmenter le réel, habiter le silence.

Gabrielle Kourdadzé et les corps en suspens

Chez Gabrielle Kourdadzé, la figure humaine ne s’impose pas : elle apparaît doucement, comme arrachée au flux du quotidien. Ce sont des corps urbains, contemporains, silencieux. Ils ne posent pas, ils ne racontent rien — mais leur simple présence ouvre une brèche dans le visible. Il ne s’agit pas de représenter un moment, mais de saisir un fragment d’une histoire plus vaste, un instant suspendu entre intériorité et altérité.

Dans ses compositions, la figure humaine n’est jamais isolée. Elle est toujours en présence de l’autre, mais cette proximité n’assure aucun contact réel. Corps côte à côte, regards absents, gestes suspendus : Kourdadzé peint la porosité du lien, cette tension discrète mais constante entre soi et le monde. Ce n’est pas la solitude qu’elle donne à voir, mais le désajustement des présences, la coexistence sans fusion. L’espace joue ici un rôle déterminant : vidé de détails, souvent monochrome ou effacé, il n’entoure pas la figure, il la détache. Le fond devient un lieu mental, une surface d’attente. Cette décontextualisation du corps agit comme un levier poétique : en le libérant du cadre réaliste, Kourdadzé en accentue la fragilité — et la force.

Si son travail dialogue avec des artistes comme Francis Bacon, c’est dans une opposition significative : là où Bacon hurle, Kourdadzé murmure. Tous deux placent le corps au centre, non comme simple figure, mais comme révélateur d’un état de l’être. Chez Bacon, la chair se tord sous la violence de l’existence ; chez Kourdadzé, le corps flotte, s’absente partiellement, suspendu dans un espace social devenu opaque. À l’inverse, Claire Tabouret partage avec elle une sensibilité plus intériorisée. Tabouret peint des groupes d’enfants ou d’adolescents, figures fixes et rituelles, chargées d’une mémoire collective implicite. Kourdadzé, elle, travaille l’adulte contemporain, plongé dans une temporalité immédiate, mais tout aussi traversé par le silence. Les deux artistes explorent la présence mentale du corps, son pouvoir d’évocation au-delà du visible.

Ce qui relie profondément ces démarches, c’est une même volonté de penser la figure autrement : non comme sujet d’un récit, mais comme interface sensible entre l’intime et le collectif. Chez Kourdadzé, le corps devient un lieu de passage, un espace où se rejouent — dans l’apparente simplicité d’un geste ou d’une posture — les grandes questions de notre être au monde.



Thierry Texedre, le 14 juin 2025.














lundi 9 juin 2025

Oh solstice


Oh solstice


Plaie du plaisir

la religion plaît

cul dressé sur l’arc

de la croix vide

du vide qui s’enfonce

dans la tête le cul

pour dessiner l’esprit

qui croit au plaisir

la musique miasme

suspendu au temps

pour vivre ce vide

dans l’indifférence

de la reproduction

plaie de la surdité

qui frappe le corps

cavité pulsionnelle

de l’esprit tiraillé

il en naît abscons

tel un refuge

telle une religion

aux lois illusoires

juste pour faire sens

voile obscur

vil visage usité

par tous les membres

de la reconnaissance

ça coupe court

ça tremble transe

à la découpe

l’histoire reconnaîtra

alors le con

qui vole la croix

pour se branler

le cerveau en vie

ça court partout

après le plaisir

manqué et après

en jets un 14

de tout temps

les corps s’achètent

les guerres aussi

pour en finir

avec la religion

l’image démultipliée

reconnecte

ces beautés

obscurantistes

et odorantes

du sexe qui oscille

au calcul de la dépense

temps du jeu

jeté aux déchets

de la prière

l’amour de quoi

de qui l’autre rit

fendant la gorge

pour avaler

le lait froissé

dans le lit

de la chair

dans les plis

du sang

en coulées

qui coagulent

juste ce qu’il faut

de respiration

baisé de braise

de bout en bout

en mouvements

qui tournent

se retournent

prient la violence

de ce soulèvement

cris cathartiques

du redressement

qui l’écartèle

l’étouffe

le gland durci

jusqu’au sang

celui relique

et fantasmatique

en tourbillons

de langues

en paroles

ressorties par

des yeux exorbités

au solstice qui court

piqué à l’overdose.



Thierry Texedre, le 9 juin 2025.












lundi 2 juin 2025

Mélanie Arcand : entre silence et effervescence du geste

 



































Mélanie Arcand : entre silence et effervescence du geste



Mélanie Arcand, artiste peintre née en 1981 au Québec, développe depuis plusieurs années une œuvre abstraite qui conjugue rigueur graphique et spontanéité gestuelle. Son parcours, atypique, témoigne d’un cheminement personnel ancré dans le réel mais orienté vers une exploration intérieure. Après des études en arts visuels, puis un passage par le monde des affaires, elle choisit en 2014 de se consacrer entièrement à la peinture. Depuis, elle construit un langage visuel cohérent, reconnaissable, et sensible.

Arcand œuvre dans le domaine de l’abstraction lyrique, mais son travail ne se limite pas à un expressionnisme du geste. Ses toiles sont traversées par des tensions, des équilibres précaires entre des zones de retenue et des épanchements chromatiques ou graphiques. Il s’agit moins d’une libération de l’inconscient que d’un dialogue entre la maîtrise et la perte volontaire de contrôle. Sur ses supports, les couches de peinture, les traits de graphite et les marques manuscrites cohabitent, se superposent, parfois se contredisent, comme les traces d’un processus mental mis à nu.

Ce qui frappe dans son œuvre, c’est cette manière d’associer des gestes expressifs — larges aplats, coulures, formes flottantes — à des interventions plus minutieuses, presque calligraphiques. À certains égards, cette approche évoque les recherches de Cy Twombly, chez qui l’écriture devient forme plastique, ou encore les compositions atmosphériques de Joan Mitchell, dans leur manière de laisser l’espace respirer. Chez Arcand, toutefois, le souffle est plus contenu, le silence plus présent. Elle semble souvent suspendre le mouvement, interrompre la narration visuelle, pour faire place à une forme de méditation graphique.

Son travail s’inscrit également dans une certaine tradition québécoise de la peinture abstraite. On pense ici aux « Automatistes », et notamment à Paul-Émile Borduas ou Jean-Paul Riopelle, pour la primauté accordée au geste et à l’instinct. Mais Arcand s’en distingue par une posture moins radicale, plus introspective. Elle ne cherche pas à rompre avec un ordre établi, mais plutôt à sonder les seuils de l’émotion et de la mémoire. Son abstraction n’est pas un manifeste : c’est une écoute.

Le titre de ses œuvres suggère souvent des pistes interprétatives — Le chant des sirènes, Call me baby, L’odeur des lilas — des bribes de récits sensoriels ou émotionnels qui ancrent la toile dans une dimension poétique. Ce choix d’ouvrir un espace de résonance avec le spectateur — sans imposer un sens — témoigne d’une volonté de rester dans l’ambiguïté du ressenti. L’image n’est jamais close. Elle invite, elle attend, elle propose.

Techniquement, Arcand privilégie les techniques mixtes. Elle combine acrylique, encre, graphite, parfois collage, pour construire une surface à la fois complexe et fluide. Ce choix traduit une volonté de faire dialoguer les matières, de créer des contrastes non seulement de forme mais aussi de texture. La couleur, souvent atténuée, fonctionne par nuances, par suggestions. Il n’y a pas d’éclat brutal : tout semble filtré par un voile de retenue.

Ce qui se dégage de l’ensemble de son travail, c’est une tension constante entre le visible et le caché. L’œuvre ne se donne pas immédiatement ; elle se découvre lentement, par couches, à l’image de son processus de création. Cette lenteur invite à une forme de contemplation. Elle rompt avec le rythme rapide de l’image contemporaine, souvent saturée. Chez Arcand, il faut regarder, attendre, revenir.

Si la peinture se pose en terme de risque dans l’abstraction, se risquer à défaire l’unité fond/forme se prononcera, s’intensifiera avec l’expressionnisme abstrait américain. C’est aussi par cette aporie que Mélanie Arcand va défaire l’unité, l’irréalité d’un tel pragmatisme. C’est en renversant ce problème, c’est-à dire en touchant au trait, que va se libérer la spatialité du sujet. Le sujet peintre traite toute application picturale comme intrinsèque à la ligne irrationnelle, déconstruisant le bord ou la coupe d’une surface idéaliste et encore indice d’une peinture d’histoire (le dessin comme structure d’un sujet peint, enveloppant ainsi ce qui sournoisement rature tout sens d’un réel alors photomonté). Ce qui s’assimilait au dessin recouvert, caché, n’est plus ici statique mais bien mis en lumière, traversant la toile pour disjoindre toute reconnaissance formelle. Le geste participe à cette réversibilité de l’acte de peindre, invitant le regard à déplacer toute perspective qu’elle soit abstraite ou touchant à une figure.

En ce sens, Mélanie Arcand propose une peinture du temps suspendu. Une peinture qui ne cherche pas à éblouir, mais à faire ressentir. Elle occupe une place singulière dans la scène artistique actuelle, en résistant à l’effet, en choisissant la densité plutôt que le spectaculaire. Son travail, tout en restant accessible, exige une disponibilité du regardeur, une forme de présence.

Il est encore tôt pour mesurer pleinement l’impact de son œuvre, mais il est clair qu’elle inscrit sa démarche dans un courant contemporain qui valorise l’intimité du geste, la subtilité de l’émotion, et la persistance des traces. Ses tableaux sont des lieux de passage — entre l’intérieur et l’extérieur, entre la pensée et la matière. Des paysages invisibles où chaque trait, chaque forme, chaque silence compte.



Thierry Texedre, le 2 juin 2025.



Mélanie Arcand (1981-)

artiste peintre québécoise, vit et travaille à Chambly au Québec.


















mardi 20 mai 2025

Plaisirs

 



     


Plaisirs 


Le verbe transpire 

La consécration 

Le pubis renverse

À la décapitation 

Qu'aucun jet ne parle

Disant par la peur 

Transit par le divan

Drôlâtre contamine

Là bas en caresses

Le long fil qui jouit

La peau en dedans

Le soleil du couchant 

De sa haute passion

Le lit dissous dresse 

Improbable sa bouche

Mordue bouche bée 

Des senteurs étamines

Courent au dessus 

Le mur ensemencé

Les bras plus écartés

Les seins dune qui vole

Et cet intrus infesté

Se soulève enivré 

Par ces nuées

D'étoiles enfilées 

La vie s'en moque

À quels oracles

À quel figure blême

Jusqu'au matin même.



Thierry Texedre, le 20 mai 2025.





 "Deux figures dans les dunes" Willem de Kooning - 1968