vendredi 26 septembre 2025

Meleko Mokgosi, l’art de l’indistinct

 













Meleko Mokgosi, l’art de l’indistinct


Meleko Mokgosi, né en 1981 à Francistown est un peintre américain d’origine botswanaise et professeur à Yale, se définit comme un peintre d’histoire. À travers ses toiles monumentales, il explore le colonialisme, la démocratie, la mémoire et la libération, en mettant sur le même plan l’histoire classique et la vie quotidienne.

Son œuvre remet en question les « grands récits » occidentaux et cherche à réhabiliter des formes de savoir marginalisées, qu’elles soient spirituelles, traditionnelles ou ancrées dans la culture africaine. Mokgosi interroge la mémoire comme construction partielle et parfois trompeuse, et considère que l’histoire humaine peut être comprise aussi en dehors du sujet humain et des cadres humanistes des Lumières.

Plastiquement, ses peintures mêlent figuration et abstraction, jeu de textes (en setswana ou en jargon académique) et images réalistes. Ces dispositifs révèlent à la fois des fractures (entre initiés et profanes, entre savoirs) et des rapprochements, en brouillant les frontières entre peinture d’histoire et scènes de genre contemporaines.

Les panneaux sont installés souvent bord à bord, ils apparaissent aussi dans un format , un agencement différent. « L'image de l'un glisse dans le panneau adjacent. »


L’artiste dit : « Se pose donc la question de savoir comment comprendre l'histoire humaine en dehors du sujet humain. C'est un sujet qui m'intéresse constamment car – je suis sûr que vous, et beaucoup de gens, serez d'accord – l'humanisme n'est pas la seule façon d'examiner le mouvement de l'histoire. Regarder au-delà des discours laïcs et humanistes a donc été intéressant ; j'ai donc cherché à identifier comment la criticité pouvait se manifester ou être pratiquée en dehors de la laïcité ou des connaissances issues des Lumières. D'autres espaces, comme les pratiques spirituelles, la sorcellerie et la médecine traditionnelle par exemple, offrent des perspectives instructives. Les ancêtres jouent également un rôle important dans notre façon d'appréhender le monde. Ainsi, toutes ces choses existent en dehors de notre compréhension immédiate de nous-mêmes en tant que sujets humains qui nous considérons comme le centre, car nous possédons une conscience et pouvons donc produire l'histoire. » … « L'objet possède son propre langage. » 


L’œuvre de Meleko Mokgosi brouille volontairement les frontières entre mémoire et histoire, entre peinture d’histoire et scènes ordinaires, entre savoirs occidentaux et connaissances marginalisées. Ses toiles monumentales deviennent ainsi des espaces de confrontation, où l’image et le texte, le visible et l’invisible, dialoguent sans jamais s’unifier. Les critiques soulignent dans ce travail à la fois une remise en cause des récits dominants et une réhabilitation de perspectives alternatives. Mokgosi affirme ainsi la nécessité d’élargir notre regard sur l’histoire, en accordant à la vie quotidienne et aux savoirs invisibilisés la même dignité que celle réservée aux grands récits officiels.





Thierry Texedre, le 26 septembre 2025.


dimanche 21 septembre 2025

Théâtralité d'une mise en mémoire

 



"Avion en papier", 2024, Huile, acrylique, peinture en aérosol, poussière de marbre, drap de lit en coton, papier sur toile et tissus de tente de surplus militaire, 205 x 240 cm








"Parasol", 2024, Huile, acrylique et peinture en aérosol, poussière de marbre, coton sur tissu de tente excédentaire militaire, 200 x 260 cm







































 Jo Dennis

Née en 1973 en Écosse, Jo Dennis vit et travaille à Londres. Formée à Goldsmiths College (BA Fine Art, 2002) puis au Royal College of Art (MA Painting, 2022), elle développe une pratique multidisciplinaire qui s’ancre dans la peinture monumentale, la photographie et l’installation. Ses œuvres intègrent des matériaux trouvés — notamment des toiles de tentes militaires — qui portent la mémoire de leur usage et deviennent supports de gestes picturaux amples et expressifs. Par la stratification des couleurs, des plis et des traces, Dennis interroge la persistance du temps et la matérialité de la mémoire. Elle a exposé à Londres, Mexico et à l’international, et ses récentes grandes toiles explorent la tension entre disparition et réinvention. On devinera quelque influence avec Sam Gilliam, artiste qui dans les années 60-70 et après a exploré le pliage, le drapé des toiles, les toiles suspendues, la liberté du support textile, ses mouvements. Chez Dennis, même si le drapé est moins évident ou moins mis en scène de manière sculpturale, l’idée du tissu comme support souple, avec sa propre gravité, ses pliures, ses tensions, est présente. Le drapé peut apparaître dans les plis naturels de la toile de tente, dans la façon dont les éléments textiles (draps, coton) sont intégrés ou attachés, dans les rides ou plis que la toile porte et que la peinture souligne ou compense.

Théâtralité d’une mise en mémoire

Qu’est-ce que la mémoire, sinon une scène instable où s’entrelacent les fragments du vécu et la matière du présent ? Peut-on, par la peinture, théâtraliser le temps, c’est-à-dire lui donner corps, lui assigner un décor, pour endosser ce qui se perd ? Les œuvres récentes de Jo Dennis, et en particulier Paper Planes (2024) et Parasol (2024), répondent à cette interrogation en transformant la toile en espace dramatique où les gestes picturaux, les tissus, les traces et les matières se chargent de la mémoire des lieux et des corps.

Ces peintures imposantes — plus de deux mètres de hauteur et de largeur — ne se présentent pas comme de simples surfaces d’images. Elles se dressent comme des théâtres de mémoire, où chaque couche de couleur, chaque coulure, chaque fragment de textile apparaît comme un acteur sur scène. La monumentalité du format oblige le spectateur à une confrontation physique : l’œuvre enveloppe, absorbe le regard et l’inscrit dans une temporalité élargie.

Dans Paper Planes, la composition divisée en deux champs verticaux juxtapose masses brunes et rouges saturées avec des plages de bleu clair, presque aériennes. Sur le côté droit, une bande rouge, semblable à un rideau, souligne la dramaturgie de la scène picturale : quelque chose s’ouvre ou se ferme, comme au théâtre. Les gestes — frottés, effacés, recommencés — font surgir une mémoire stratifiée, un palimpseste où subsistent à la fois la gravité des ruines et la légèreté de l’envol.

Parasol, plus lumineux, se déploie dans des tonalités rosées et chaudes, traversées par un objet identifiable : un parasol, forme géométrique fragile au milieu d’un champ pictural marqué par la turbulence. À gauche, un drapé textile fixé sur la toile introduit une matérialité tangible, presque sculpturale. La peinture ne se contente plus de représenter ; elle devient le lieu même où la mémoire se déplie, où les plis du tissu renvoient aux plis du temps. Le parasol, figure protectrice et estivale, apparaît comme un abri précaire, une scène improvisée sous laquelle se rejoue la fragilité de ce qui demeure.

Ainsi, ces toiles ne racontent pas une histoire linéaire mais condensent une mémoire fragmentaire, où le passé et le présent coexistent dans la matière. La peinture chez Jo Dennis n’illustre pas le temps : elle le théâtralise. Elle en montre les coulisses, les répétitions, les effacements et les reprises. Chaque trace est une réplique, chaque couleur un décor prêt à dissoudre sa précédente contemplation. Chaque couture marque une frontière entre apparition et disparition, entre ici et ailleurs.

La mémoire, ici, n’est pas conservation (accumulation de matériaux préexistants, explosion étalement ou dissémination des objets), mais mise en scène. La mise en scène est une exhortation à démontrer qu’une histoire devient possible eu au regard porté d’une peinture exposée et offerte à l’immersion. Elle ne se contente pas d’archiver : elle dramatise ce qui s’efface, elle donne forme visible à ce qui, autrement, se perdrait dans le silence. Par cette théâtralité, Dennis fait de la peinture un espace critique et poétique où le spectateur est invité à reconnaître dans la matière usée, dans la coulure, dans le drapé, la persistance du temps lui-même à condition que la mémoire veuille bien se résoudre à oublier l’histoire de la peinture.



Thierry Texedre, le 21 septembre 2025.










jeudi 11 septembre 2025

Daisy Parris Plongée et vision de la peinture

 



























Daisy Parris Plongée et vision de la peinture




Né·e en 1993 à Kent (Royaume-Uni)
Vit et travaille entre Londres et le Somerset
Représenté·e par la galerie Sim Smith (Londres)



« [Je suis inspirée par] le monde qui m'entoure, les liens humains, les émotions, le quotidien, la survie, l'espoir, l'anxiété, la dépression, la musique, la perte, le deuil, la réflexion.

Je suis originaire du Kent, donc pouvoir y exposer une grande œuvre est un rêve devenu réalité et un véritable retour aux sources. La scène artistique et musicale du Kent a eu une influence considérable sur mon enfance et j'ai toujours voulu être reconnue comme en faisant partie et contribuer à la culture qui m'a façonnée. »



Chez Parris l’altérité se mêle d’une certaine façon de ce qu’iel « ne regarde pas ». On entre en peinture ici, comme on entre en confession. Peindre reste un acte de foi ; de ces dépendances à un entendement extérieur, livré à cet au-delà intemporel qui fixe les limites d’une subjectivité somme toute livrée à l’émotionnel. Cette abstraction gestuelle et expressive nous entraîne dans les arcanes de nos états intérieurs, de nos croyances acerbes et contaminées par l’idéologie et la politique ; mais pas seulement, la peinture de Parris touche au risque de la démesure du langage, ainsi soulevé dans ses peintures en coin, en collages par bandes, pour « illuminer » la peinture, la rendre caduque privée de ces dires enfoncés malgré une représentation rendue à sa plus simple expression. Les liens historiques d’une telle peinture donne à penser qu’il est possible de sortir de l’histoire de l’Art tout en s’y maintenant dans ces couches peintes fortuitement, laissant entrer Johan Mitchell par ces coups de pinceaux violents et pleins d’empâtements, mais pas seulement, il y va du paysage aussi dans ces immenses toiles où la nature ; peut-être une nature intérieure, prenant place incidemment ou troublant toute la peinture. Et l’écriture citée plus haut devient récurrente. On la retrouve partout dans la peinture de Parris. Peut-on alors parler d’un retour de la peinture de « lettré » telle que l’a initiée la Chine ? En attendant, on retrouve des bribes historiques dans la peinture du vingtième siècle. Comme chez un Jean-Michel Basquiat dans une superposition de textes et d’images, dans une sorte d’urgence expressive. Et Cy Twombly pour ses écritures picturales, gribouillis, et fragments de mots comme prolongement de l’intime.

La peinture est une plongée, une immersion dans un espace où les couleurs et les textures remplacent en grande partie les mots. Plaçant ou déplaçant la spontanéité gestuelle jusqu’à la limite de cette reconnaissance du réel, c’est alors que les mots et les phrases prennent le relais en coin ou comme « ensemencé » un peu partout sur la toile. Les couleurs sont vives en contrastes, contribuant à rendre les émotions en plongée. Mettant la mémoire à rude épreuve, allant où se profile l’infini, l’inconnaissable. Habiter la peinture pour ne pas la montrer, différer de l’exercice commun de la jouissance, laissant le champ libre au désir, aux sens à venir. Le corps va tromper l’œil entrain de peindre, le détournant de l’expression d’une représentation pour jouer avec le temps, l’« infinir ».





Thierry Texedre, le 7 septembre 2025.














Richard Zinon peintre

 




















Réflexion intérieure


Cette pluie de la nuit

sur la plage du temps

encartée depuis l’aube

l’autre côté la rencontre

avec ces points ce bleu

ce rouge sur le sable

d’une rencontre à vif

poussé par des traits semés

lancés au nez de la pensée

c’est là que sourdement

la peinture sort du rêve

pour lier en contrastes

ces contraires usés

sans figure ni vide

juste la profonde beauté

qui sort en oriflammes



Thierry Texedre, le 11 septembre 2025.





Richard Zinon peintre est né à Manchester en 1985

vit et travaille à Snowdonia au nord du Pays de Galles







mercredi 27 août 2025

Heidi Hahn, figuration, abstraction et désir en suspens















































Heidi Hahn, figuration, abstraction et désir en suspens


Heidi Hahn (née en 1982 à Los Angeles, basée à Brooklyn) est une peintre américaine dont le travail explore justement ce seuil fragile entre figuration et abstraction, en particulier autour de la représentation du corps et plus spécifiquement du corps féminin.



Entre figuration et dissolution du corps


La peinture de Heidi Hahn s’inscrit dans une zone d’incertitude, un espace de tensions où la figuration se dérobe au moment même où elle s’impose. Ses toiles, souvent peuplées de figures féminines, oscillent entre reconnaissance et effacement, comme si la représentation du corps ne pouvait se maintenir qu’à la condition de sa disparition progressive dans la matière picturale. Ce glissement constant interroge non seulement les limites entre abstraction et figuration, mais aussi la manière dont le corps féminin se construit comme image dans l’histoire de l’art. Chez Hahn, la peinture naît d’un geste affirmé, où les aplats de couleurs saturées et les lavis transparents produisent un effet paradoxal : les contours apparaissent pour mieux se dissoudre, la figure émerge puis s’efface, jamais totalement assignée à une identité précise. Ce traitement rend visible une présence instable, fragile, mais d’autant plus insistante qu’elle résiste à la capture définitive du regard. L’artiste se détache ainsi d’une tradition qui a souvent fixé la figure féminine dans un rôle narratif, décoratif ou érotisé. Ce qui se joue dans ses toiles, c’est la mise en crise de la figuration elle-même. En refusant la précision anatomique et en brouillant les repères spatiaux, Hahn déplace la question de « qui est représenté » vers celle de « comment représenter ». Les corps deviennent des surfaces de projection, des présences picturales dont l’identité demeure en suspens. Le spectateur est alors confronté à une reconnaissance inachevée : il croit voir une silhouette, une posture familière, mais le flux de la peinture empêche toute stabilisation.



Où se perd l’abstraction


L’abstraction dans l’œuvre de Heidi Hahn ne se présente jamais comme un état autonome, mais comme une tendance inachevée, une dérive toujours interrompue par la présence du corps. À première vue, ses toiles pourraient s’apparenter à de vastes champs colorés, saturés, travaillés en aplats ou en lavis. Mais au cœur de ces surfaces picturales surgit inévitablement un fragment de figuration : une main, une chevelure, la courbe d’une épaule. C’est précisément là que l’abstraction « se perd ». Car au moment où la peinture semble se libérer du sujet, un détail reconnaissable réintroduit la figuration. L’œil du spectateur reconstruit alors un corps, une identité en puissance, et fait basculer la toile du côté de la reconnaissance. L’abstraction, chez Hahn, n’aboutit jamais à son autonomie : elle se dissout dans l’apparition insistante de la figure. Cette impossibilité d’une abstraction pure témoigne d’une démarche singulière : Hahn ne cherche pas à nier le corps, mais à l’éprouver dans son instabilité. Sa peinture maintient le spectateur dans une tension perceptive, où la figure est toujours déjà en train de disparaître et de revenir. L’abstraction n’est pas ici une fin, mais un détour : elle existe pour troubler la figuration, pour la fragiliser, mais finit toujours par se perdre dans la rémanence du corps. En cela, l’œuvre de Heidi Hahn occupe une position critique et féconde : elle refuse l’alternative simple entre figuration et abstraction, et habite plutôt l’intervalle où l’une se transforme en l’autre. C’est dans cet espace de métamorphose, où l’abstraction se défait au profit d’une reconnaissance inachevée, que sa peinture trouve sa force : un art du seuil, de la disparition, de l’identité en suspens.


Le désir en suspens : un corps ni féminin, ni masculin


Une autre voie se dessine dans le travail de Hahn, au-delà de la dialectique entre figuration et abstraction : celle du désir. L’artiste semble rechercher ce qu’est érotiser, dans cette hétérogénéité du corps informel, celui qui n’a d’autre source que de passer du pensant à l’érotique d’un corps qui troue la pensée. C’est dans un va-et-vient entre absence et présence du corps qui « pense » ou « rêve », que s’évalue alors cet envol à l’envers de l’abstraction/ figuration en question. Mais ce désir n’est pas celui de l’histoire de la peinture occidentale, qui a construit le corps féminin comme objet érotisé, offert au regard. Chez Hahn, le corps représenté n’est jamais pleinement féminin, jamais masculin non plus. Il se déploie dans une zone d’ambiguïté, un « jamais » qui empêche le spectateur de l’assigner à une identité stable. Les couleurs semblent éthérées, jamais vives, plutôt transparentes à des fins tactiques, pour s’essayer à érotiser la vue, l’ensemencer de futures couleurs qui caressent l’œil retissant. C’est précisément de ce « jamais » que naît le désir. Un désir qui ne repose pas sur la reconnaissance d’une forme identifiable, mais sur son indétermination persistante. La figure se laisse deviner sans jamais se livrer : un visage voilé de couleurs, une posture absorbée par le fond, une silhouette à la limite de l’effacement. L’érotique se déplace : elle ne réside plus dans le dévoilement d’un corps, mais dans le retard de ce dévoilement, dans l’attente inassouvie qu’entretient la peinture. Ce déplacement du désir est radical : il substitue à la jouissance de voir un corps offert la puissance d’un désir plus vrai, celui de ce qui se dérobe, de ce qui reste hors de portée. Hahn rompt ainsi avec la tradition d’un regard qui consomme l’image du féminin, pour inventer une nouvelle forme de visibilité : un corps en suspens, ni objet, ni absence, mais énigme désirante.



En ouvrant un espace où figuration et abstraction s’entrelacent, où le corps apparaît et disparaît, et où le désir se fonde sur le non-dit plutôt que sur la reconnaissance, Heidi Hahn construit une œuvre singulière et critique. Elle déplace les codes de l’histoire picturale du féminin pour proposer une peinture qui n’assigne pas, qui n’exhibe pas, mais qui maintient ouverte la question du corps et du regard. C’est dans cet entre-deux – figuration/abstraction, apparition/disparition, féminin/masculin, désir/absence – que réside la puissance de sa démarche : un art du seuil, de l’instabilité, du désir en suspens.



Thierry Texedre, le 27 août 2025












jeudi 14 août 2025

Alex Kuznetsov – Entre mur et méditation

 

















Alex Kuznetsov – Entre mur et méditation



Né à Minsk en 1978, Alex Kuznetsov a d’abord inscrit son nom dans la ville. Pionnier du graffiti dans l’espace post-soviétique, il a appris l’art de l’adresse directe, la nécessité du geste sûr et l’impact de la couleur sur un passant inattentif. Cette énergie urbaine, façonnée dans la vitesse, s’est métamorphosée à partir de 2010 en un travail de studio, lent et stratifié, marqué par l’Expressionnisme abstrait.

Ses toiles ne représentent rien, mais elles convoquent beaucoup. De grands champs de couleurs, des traces linéaires franches, des effacements et reprises successives : autant d’éléments qui instaurent un face-à-face avec le spectateur. Ici, l’œil n’est pas seul à observer : la surface semble répondre, instaurer un dialogue silencieux. Lacan parlerait d’« objet regard » : ce moment où ce que l’on regarde nous vise à son tour.

Chez Kuznetsov, l’abstraction n’est pas retrait du monde, mais mise en place d’une scène. L’espace pictural, frontal et immersif, agit comme un miroir trouble : il ne restitue pas une image reconnaissable, mais une image de soi filtrée par la matière et la couleur. L’objet regard — cette sensation d’être visé par ce que l’on croit observer redonne au regard cette intensité qu’il tend à rechercher inconsciemment, à trouver ce qui fait « dire » avant toute intervention visuelle consciente. Merleau-Ponty y lirait une spatialité vécue, un lieu où le spectateur habite par le corps et par l’œil. Entre ces deux lectures, l’œuvre devient à la fois lieu social et lieu analytique : un espace de rencontre où ce qui se joue n’est jamais complètement dit, mais toujours ressenti.

Cette frontalité s’accompagne d’une immersion physique. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, voir c’est aussi habiter un espace : la peinture de Kuznetsov est une architecture plane, à arpenter du regard et du corps. Elle est à la fois lieu social – héritage du graffiti, où chaque marque est un signe adressé à l’autre – et lieu analytique, surface de projection pour l’inconscient.

Dans la lignée de Rothko, Soulages, Kiefer ou Cy Twombly, Kuznetsov travaille la couleur et la matière comme expériences sensorielles et mémorielles. Mais il y introduit la rigueur graphique et l’énergie codée du mur urbain. Ses œuvres sont des façades sans portes, qui s’ouvrent pourtant à qui prend le temps d’entrer.



Thierry Texedre, le 14 août 2025.







mardi 12 août 2025

Abstraction





























Écho intérieur de l’inaudible chez Pam Evelyn


Pam Evelyn est une artiste peintre née en 1996 à Surrey, Royaume-Uni, vit et travaille à Londres.

La peinture serait abstraite et sans violence s’il n’y avait pas cette liaison vocale avec le tableau. Chez Pam Evelyn, l’intention n’est plus ce ressenti qui inonde la peinture quand le paysage manque sa mise en tension du réel. Ce réel vient alors de manquer son but, c’est-à-dire à recadrer l’image pour envelopper le lieu, le résoudre dans le tableau, dans une réécriture du réel. Pam Evelyn, écrit, tel un écho intérieur retraduisant l’environnement en cicatrices concrétisées, de celles qui ne sont jamais imprégnées dans un paysage, du moins en lecture, en traductions instantanées. L’artiste ne dirige jamais sa peinture, elle laisse, telle l’inaudible effraction en cours, se démettre la langue en train de se délier, cette langue humide, livrant sa bouche aux vocalises du subconscient. L’artiste peint sur de grandes toiles de lin en gestes spontanés, intuitifs, en gestes qui trouble l’abstraction, soulevant ainsi ce qui est en suspens dans le paysage. La mémoire du paysage est déterminée par la concrétion de son effacement en tant que temporalité. La manipulation du paysage passe par celle du son qui charrie et enveloppe le paysage, pour dissoudre les symboles flottants qui s’y fixent. La peinture est, chez Pam Evelyn, une peinture de paysage mental enveloppant tout acte trop familier d’une peinture que l’on voit. L’artiste suggère un environnement peint qui fait écho aux risques de s’arrêter, sans jamais s’y lier, se soulever à de violentes auditions du temps présent, autre flottement de la lisibilité contemporaine. Si le mental n’est pas audible, la peinture rend compte, dans cet isolement total, d’une attention particulière à l’éloignement qu’un sujet provoque d’une peinture au paysage.



Thierry Texedre, le 12 août 2025.








 

jeudi 31 juillet 2025

Christine Ay Tjoe, d’une densité intérieure

 





















Christine Ay Tjoe, d’une densité intérieure



Christine Ay Tjoe est une artiste indonésienne majeure de la scène contemporaine, dont le travail profondément introspectif, organique et émotionnel explore les tensions entre le moi intérieur et le monde extérieur, entre humanité et nature, spiritualité et matérialité. Sa peinture, souvent intuitive, puissante et texturée, se distingue par une gestuelle expressive, des matières brutes, et une palette évocatrice. L’artiste est née en 1973 à Bandung, Indonésie où elle vit et travaille.

Peinture et technique

Christine Ay Tjoe travaille le plus souvent sur de très grands formats, créant des œuvres immersives à la densité picturale marquée. Elle utilise des bâtons d’huile comme principaux instruments de dessin, mais aussi ses mains, qu’elle emploie pour frotter, gratter, étaler la matière sur la toile. Cette relation tactile à la peinture ancre son travail dans une dimension corporelle très forte. Sa gestuelle est spontanée, presque viscérale : on y perçoit une lutte entre contrôle et lâcher-prise. Les formes qu’elle produit sont souvent fragmentées, tourmentées, évoquant des corps contorsionnés, des êtres en mutation, des racines ou réseaux organiques — des entrelacs complexes qui semblent vouloir cartographier l’invisible. Ce sont moins des représentations figuratives que des manifestations d'états d'âme, de tensions psychiques, qui s’expriment à travers un langage visuel quasiment ontologique.

Couleur et matière

Sa palette est notable : terres brûlées, gris volcaniques, noirs charbonneux, rouges rouille, couleurs qui rappellent la roche volcanique, le bois calciné, la cendre, autant de matières liées à l'origine tellurique de l’Indonésie — un archipel marqué par l’activité sismique et volcanique. Ces couleurs ne sont pas qu’un choix esthétique : elles résonnent avec les inquiétudes environnementales contemporaines, traduisent un pressentiment de crise, voire d’effondrement, sans jamais tomber dans le discours illustratif. C’est une peinture sensorielle et symbolique qui rend compte d’une trajectoire vers la destruction, ou du moins d’une lutte intérieure contre cette fatalité.

Inspiration et approche conceptuelle

Christine Ay Tjoe vient de la gravure et du dessin, deux disciplines qui ont marqué sa pratique de la ligne. Cette formation transparaît dans son attention aux détails, aux textures, à la superposition des couches. Son art explore des thématiques existentielles, spirituelles, souvent influencées par une forme de mysticisme, voire une philosophie introspective d’inspiration chrétienne et orientale, dans laquelle le "moi" (ou état moïque) joue un rôle central. Le "moi intérieur", pour Ay Tjoe, n’est pas un sujet stable : il est traversé par des forces, en constant déséquilibre, fragmenté, souvent douloureux. Ses œuvres sont donc des tentatives d’organiser ces tensions, des processus d’élucidation de ce que signifie être humain dans un monde en mutation.

Titres et mystère

Les titres de ses œuvres — souvent poétiques, abstraits ou philosophiques — n'expliquent pas, mais suggèrent… « Composition rouge », « Le camarade », « Greed and Greed », « On nous surestime parce que vous ne nous avez jamais connu »… Ils ouvrent des pistes, sans jamais enfermer la lecture. Cette ambiguïté fait partie intégrante de son langage : elle invite le spectateur à plonger dans l’œuvre comme dans un rêve ou un état mental, sans avoir de repères clairs.

Évolution

Si ses premières œuvres, influencées par sa formation en gravure, étaient plus graphiques et monochromes, son travail a gagné en ampleur, en matière et en couleur au fil des années. L’évolution plastique d’Ay Tjoe reflète une ouverture vers des compositions plus complexes, un élargissement du spectre émotionnel et narratif, tout en restant fidèle à son langage intérieur. Elle est aujourd'hui reconnue internationalement — avec des expositions chez White Cube, Sprüth Magers ou encore à la Biennale de Venise — comme l'une des voix les plus singulières de l’art contemporain asiatiqueChristine Ay Tjoe construit une œuvre puissante, à la croisée de l’intime et du cosmique, qui interroge les limites de l’être, la fragilité humaine, la mémoire et la matière. Sa peinture évoque les crises environnementales, mais surtout les tensions intérieures que traverse l’individu contemporain. Elle ne cherche pas à illustrer, mais à incarner. À travers une pratique presque chamanique du geste et de la matière, elle fait du chaos un langage, de la peinture une forme de révélation.




Thierry Texedre, le 31 juillet 2025.




 




Peinture « On nous surestime parce que vous ne nous avez jamais connu », huile sur toile 170 x 300 cm, 2015








mardi 15 juillet 2025

Lucy Bull artiste peintre

 





































Lucy Bull entre abstraction et perception



Lucy Bull est une artiste peintre américaine, née en 1990 à New York et basée à Los Angeles, reconnue pour ses toiles abstraites à la fois denses, évocatrices et organiques. Vit et travaille à Los Angeles depuis 2014



Abstraction

Lucy Bull crée des œuvres abstraites, souvent saturées de couleurs mouvantes et d’entrelacs de formes fluides. Ce ne sont pas des images que l’on "comprend", mais plutôt que l’on "traverse". Elles évoquent une sorte d’hallucination sensorielle — des "états" plutôt que des "objets". Son abstraction est moins géométrique que psychédélique, organique, hypnotique. Elle évoque ce moment où la perception devient instable, où l’œil ne sait plus ce qu’il voit — et c’est précisément là que quelque chose d’inconscient, de corporel, se manifeste.


Points d’entrée, états de conscience

Lucy Bull évoque des "points d’entrée" que l’artiste perçoit — cela semble très juste. Bull parle souvent de sa peinture comme d’un espace où le spectateur est invité à entrer, non pas pour y trouver un sens, mais pour faire l’expérience du temps étiré, du trouble, du flux. On peut voir cela comme un état de conscience altéré — un seuil, entre veille et rêve, entre corps et image, entre langage et silence.


Langage et corps, désir et manque, perception


« remettre la langue dans sa dépendance au corps, celui du désir quand le plaisir y fait défaut ».

C’est là que l’on peut peut-être approcher l’œuvre de Lucy Bull avec une lecture psychanalytique ou philosophique, à la Lacan ou à la Barthes : ce que je dis, c’est que l’image (ou la langue) ne tient plus sans le corps, que la signification se délite quand le plaisir n’est plus là pour la soutenir. Ce que Bull peint, c’est peut-être ce manque — ce lieu sans mot, sans sens, où le désir persiste mais sans objet. C’est un espace de désorientation jouissante, qui pourrait évoquer justement la perte du paradis — non pas comme mythe religieux, mais comme expulsion du sens stable, de la représentation rassurante. Lucy Bull passe de longues heures, voir des jours à peindre plusieurs toiles, sa perception, sa vision est immersive : toiles vastes, souvent hors cadre conventionnel, créant un extension de l’œil, une tension périphérique de celui-ci. Dans cette descente dans les arcanes de l’infini, dans cette tension obsessionnelle, la peinture transcende sa matérialité, son objet impossible, comme si le temps était dépassé, sans présence ; Lucy Bull alors nous montre qu’il est inconcevable de résister face à un réel qui plie le plaisir pour faire respirer un corps encore capable de rêver. S’il y va de la transe , c’est parce que la transe devient une « relique » à l’indéfinissable déclinaison du corps en tension ; dans les mains du peintre qui doit mettre un coup d’arrêt à la conscience , de sa perception.


Lucy Bull est aujourd’hui une figure montante de l’abstraction contemporaine : formée au painting gestuel, elle mêle rigueur et intuition pour créer des mondes visuels hypnotiques.

Sa peinture explore la liminalité entre chaos et forme, invitant chacun à une lecture personnelle – comme une expérience presque chamanique.



Thierry Texedre, le 14 juillet 2025.