dimanche 9 novembre 2025

Eva Hélène Pade et une figuration muette

 











Eva Hélène Pade et une figuration muette


Eva Hélène Pade est une artiste peintre danoise, née en 1997. Elle vit actuellement à Paris.  La peinture n’est plus cette représentation du corps où forme et sexualité, désir, ont à voir avec un regard qui traite la forme avant cette intériorité, l’invisibilité du dedans, du corps, de la matière. Ce problème de la surface est pourtant le lieu que la couleur tente de dissoudre, à passer du dessin/peint au geste/peint contenu dans la peinture moderne à partir de Paul Cézanne en passant par Paula Rego, Cecily Brown et Jenny Saville. Eva Hélène Pade peint l’invisible, ce qui socialement apparaît comme n’impliquant plus le corps comme affect, désir, illusion, dérive du véridique jeu entre le symbolique virtuel et un réel atomisé par une traversée mythique de la nudité. La peinture d’Eva Hélène Pade est une méditation sur le passage : du mythe à la présence, du corps à l’esprit, de la douleur à la puissance. Elle réinscrit la femme dans le récit du sacré, non comme victime, mais comme force spirituelle et cosmique, et fait de la peinture un rite de transmutation. Le lien social n’est plus la force qui tire le corps jusqu’à son destin, son « dessein ». Sa peinture n’est plus achevée, l’œuvre est ouverte, traversée par le temps, le vivant. Un corps n’est donc jamais fini, ses corps féminins forcent la création, la naissance y est déjà en deçà, là où le temps est encore la mémoire, avant la création.

Chez Eva Hélène Pade la couleur est couleur du devenir. On comprend la couleur parce que la figuration y est muette, elle agit parce que la couleur traite la figure pour qu’on ne nomme jamais vraiment la peinture. On absorbe les couleurs dans de légers glissements, comme on regarde la chair, la peau d’un corps féminin dans une fusion des tons contraires. La couleur n’est jamais pure, elle est mêlée, trouble, respirante. Elle agit comme un rythme organique, qui anime les corps peints comme transfigurés par la couleur. La couleur chez Pade est ontologique, elle ne peint pas avec la couleur, mais dans la couleur. La couleur est à la fois émotion, chair, et souffle vital.

S’il fallait paraphraser Rainer Maria Rilke : « Eva Hélène Pade ne peint pas des femmes : elle peint ce que signifie être traversée par la vie. »


Thierry Texedre, le 9 novembre 2025.





mercredi 5 novembre 2025

L'orifice

 





 L’orifice


Ô perle d’attraction

jambes dressées au lit

de la tempête

pousse du temps

caressé autrement

vois ce blême chant

à côté sourdement

jusqu’au jour ancré

dans ces draps désœuvrés

dressés se couchent

les seins du désert sec

fruit dressé

la peau humide

les lèvres rondes

pousse sans fin

jusqu’aux cris étouffés

sous l’antre vague

orifice décuplé

l’âme dissoute

par les caresses

avouées instables

et indiscrètes

c’est l’infini regard

qui plonge sans remonter.



Thierry Texedre, le 5 novembre 2025.



peinture : Alex Kanevsky







lundi 3 novembre 2025

Daniel Crews-Chubb peintre

 





















Daniel Crews-Chubb peintre


Daniel Crews-Chubb est un artiste britannique, né en 1984 à Northampton (Angleterre). Il vit et travaille à Londres.

Daniel Crews-Chubb peut être vu comme un héritier de Willem de Kooning en ce qu’il partage la vigueur picturale, le goût pour le geste, la matérialité de la peinture et le flou entre figuration et abstraction. Cependant, il dépasse la simple continuation en intégrant une conscience post-historique (références antiques, supports retravaillés, médias mixtes) et en rendant le processus de peinture lui-même visible sous forme d’accumulation, de collage, de superposition. En d’autres termes, alors que de Kooning se focalise sur l’acte pictural et le corps-peinture dans un contexte moderniste, Crews-Chubb élargit ce geste vers l’archéologie visuelle, les cosmologies antiques, les artefacts historiques, les divinités précolombiennes, la mythologie hellénique, l’expressionnisme abstrait, la sculpture et l’image contemporaine comme matériau. En peinture, tout se joue en même temps.

Héritière de Willem de Kooning et de la peinture baroque, Cecily Brown, de son côté, brouille la frontière entre érotisme et abstraction. Ses toiles denses, traversées de touches charnelles et liquides, évoquent à la fois orgies mythologiques, batailles ou fragments de corps. Chez elle, la peinture devient métaphore du désir, une surface mouvante où l’œil cherche sans jamais saisir. Le geste est fluide, musical, pulsionnel — un acte de sensualité picturale, s’ouvrant à l’éros du geste — autant qu’une réflexion sur le regard masculin et la peinture d’histoire. « La peinture doit être charnelle, ambiguë, pleine d’appétit. » — C. Brown. Là où Brown se livre à une sensualité picturale, où le sujet s’invite à l’érotique hystérisant son réel, Crews-Chubb détourne la tradition expressionniste vers une exploration du rituel et de la texture. Ses figures – dieux, héros, totems ou bêtes – apparaissent dans une épaisse stratification de tissus, de sable, de peinture et de charbon. La toile devient un relief, un palimpseste : le peintre y rejoue la lutte entre contrôle et chaos. Il n’illustre pas le mythe : il le fabrique dans la matière même, cherchant une authenticité brute, anti-polie. « Je peins comme on reconstruit une ruine. » — D. Crews-Chubb. Cecily Brown et Daniel Crews-Chubb participent tous deux à une redéfinition de la peinture figurative contemporaine : Ils refusent la distance ironique ou conceptuelle de la peinture des années 2000. Leur œuvre assume la présence du corps – celui du peintre comme celui du spectateur. Chez Brown, cette corporalité se manifeste dans la jouissance du regard ; chez Crews-Chubb, dans la matérialité du faire.

Ainsi, Brown resexualise le geste pictural, tandis que Crews-Chubb re-matérialise le mythe.

L’une explore l’éros du visible, l’autre le rituel du visible. Tous deux mettent en pratique l’insignifiante exploration d’une figure fragmentée par ce réel qui avalise l’éclatement du sujet, dans une temporalité que la matière travaille toujours avant toute représentation, celle peut-être d’une reconnaissance, d’un sens encore et toujours aliéné.


Thierry Texedre, le 3 novembre 2025.






Peter Reginato peintre

 












Peter Reginato peintre

De la dilution


En peinture surtout, pourquoi ce rapport philosophique entre fond et forme, c'est-à -dire ce qui du passé en l'occurrence chez Matisse ou Picasso se trame déjà de la forme entrain de démultiplier la figure dans une rythmique qui chez Peter Reginato se renversera en un risque de reconnaître l'espace d'une indétermination du fond et de la forme passées ?


Peter Reginato est né en 1945 à Dallas (Texas) aux États-Unis. Il a grandi dans la région de la baie de San Francisco (Berkeley/Oakland en Californie). Vit et travalle à New York.

Bien que souvent identifié comme sculpteur, Reginato est à la fois peintre et sculpteur abstrait. Dans ses peintures récentes, il explore des compositions abstraites avec couleur, forme, dessin — interrogeant la relation figure-fond, et cherchant à transcender certaines conventions de l’abstraction.


Chez Peter Reginato, la peinture n’est pas ce qui se montre, mais ce qui s’invente dans la tension du visible. Elle n’est pas surface ni forme, ni fond, mais la vibration qui passe entre ces termes et les rend inassignables. Ce que l’œil rencontre, dans certaines œuvres, n’est plus un espace ordonné où la figure se détache, mais une zone d’incertitude où le regard lui-même devient matière. Le fond, que l’on croyait passif, y agit comme un champ de forces ; la forme, loin de s’y imposer, s’y dissout, s’y reforme, s’y égare. Ainsi la peinture ouvre un espace où rien ne précède, où tout advient.

Ce qui se montre, c’est l’essence même de la couleur chez un Matisse, mais sans objectiver sans une reconnaissance de la forme et du contour. Les couleurs sont vives et se déplacent en blocs qui se dissolvent à mesure qu’on croit y voir une formation, un objet, une masse structurante.

Ce qui se joue là, c’est moins l’abstraction que la disparition de toute hiérarchie perceptive. Le visible ne s’organise plus selon la figure et son support, mais selon un rythme, un mouvement d’apparition et de retrait. La peinture devient un devenir, un passage continu entre ce qui s’affirme et ce qui s’efface. Dans cette oscillation, le fond cesse d’être le lieu d’un en dessous : il devient présence, souffle, champ d’énergie, peut-être même mémoire de la forme qui s’y rejoue autrement. Ce qui s’y déploie n’est pas la forme elle-même, mais le moment où elle risque de n’être plus reconnaissable. Peindre, dès lors, revient à faire exister cette instabilité, à maintenir vivante la possibilité du basculement. Il n’y a plus de ligne de partage entre l’acte et son résultat : la forme se trace dans son effacement, le fond s’épaissit à mesure qu’il se vide. Dans la matière, tout devient réversible. La couleur ne décrit plus, elle agit ; elle n’appartient ni à la forme ni au fond, mais au passage entre eux, à l’entre-deux où le visible se forme et se défait simultanément.

Cette peinture ne cherche pas à représenter le monde, ni même à en proposer une abstraction : elle pense le visible pour le diluer comme une expérience du devenir. Elle devient instabilité dans le réel, dans l’acte de peindre, dans l’être coloré. Elle ne montre pas ce qui est vu, elle montre que voir est un acte instable, un mouvement sans centre. Le fond et la forme ne sont plus des catégories, mais des moments d’un même souffle : ce qui se détache appelle déjà son effacement, ce qui s’efface prépare sa réapparition. L’espace pictural n’est plus le lieu d’un ordre, mais le théâtre d’une métamorphose continue. Le risque est là : que rien ne se fixe, que la peinture reste ouverte, traversée par ce doute lumineux où le regard ne sait plus ce qu’il reconnaît. Mais c’est précisément dans ce risque que s’invente une pensée : celle d’un visible qui n’appartient à personne, d’un espace où la forme n’est plus le signe d’une maîtrise, mais l’épreuve d’une liberté. La peinture ne dit plus : « voici ce qui est », elle murmure : « voici ce qui devient ».

Alors le fond et la forme cessent d’être des pôles, ils deviennent les deux faces d’un même acte. L’un appelle l’autre, se traverse, se dissout dans l’autre. La peinture, en ce sens, n’est pas l’art de poser des formes sur un fond, mais celui de penser le fond comme forme en devenir. Ce n’est plus un geste de construction, mais un geste d’exposition : exposer la matière à son propre passage. Peindre, c’est laisser le monde se redire sans contours, dans la lente oscillation d’un visible toujours recommencé.

Peter Reginato nous oblige peut-être à nous souvenir que l’histoire de la peinture puise dans ce qu’un sujet contemporain rencontre, puisant ainsi dans la mémoire collective et historique pour atomiser une peinture qui se montre et épuiser alors sa reconnaissance acquise. Sa dilution improvisée n’a d’improvisation que ce que le regard peut de perdre cette reconnaissance, la spontanéité du réel.



Thierry Texedre, le 29 octobre 2025.   




lundi 13 octobre 2025

L’ordination laïque chez Nathalie Bas

 



















L’ordination laïque chez Nathalie Bas


« La chose à dire existe seulement au moment où je la peins. Je suis alors vraiment dans le sujet, dans une ébullition absolue où tout est clair. » « Je construis une peinture comme une romancière. Je travaille en couche, chapitre par chapitre. Je construis une narration et, à la fin seulement du récit, l’histoire apparaît. »


Nathalie Bas est une artiste peintre française, née en 1965, réside et travaille à Arcueil.


L’ordination laïque, c’est l’organisation regroupant différents membres d’une société qui est diversement imprégnée par des codes de vie regroupant de nombreuses croyances et lois selon l’interprétation ou l’arrangement retranscrit dans la figuration narrative de Nathalie Bas.



I. L’ordination laïque : un sacré sans transcendance



L’expression « ordination laïque » pourrait sembler paradoxale : l’ordination suppose un rituel d’entrée dans un ordre religieux, alors que la laïcité en désigne le retrait, voire la neutralisation. Chez Nathalie Bas, ce paradoxe devient moteur plastique.

Ses personnages, souvent seuls ou saisis dans des instants suspendus, portent les marques d’un sacré sécularisé : une intériorité, une gravité silencieuse, une posture d’attente ou de recueillement.
Mais ce sacré n’est plus celui des dogmes : il est
immanent, incarné dans le réel, dans la matière picturale, dans le geste même du peintre.

Ainsi, on pourrait dire que Nathalie Bas ordonne le profane :
elle institue par la peinture une forme de cérémonie laïque du regard, où chaque visage, chaque objet devient relique du quotidien.
Ses œuvres procèdent d’une
ritualisation du réel sans recours à la transcendance.

En cela, son art participe d’une “spiritualité laïque” — un humanisme pictural qui accorde à chaque fragment du monde la dignité du sacré.


II. Figuration narrative et recomposition du croire



Dans sa figuration narrative, Nathalie Bas ne raconte pas des mythes religieux mais des récits humains, souvent ordinaires, où s’infiltrent pourtant des réminiscences du rituel :
– postures de contemplation,
– mise en scène frontale,
– compositions centrées comme des icônes.

Le “croire” y est déplacé : on ne croit plus en Dieu, mais en l’autre, en l’émotion, en la trace.
C’est une
iconographie du croire sans religion, qui questionne la persistance du besoin de foi dans un monde laïque.

Philosophiquement, on pourrait rapprocher cette tension du propos de Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde : la modernité s’est voulue sortie de la religion, mais elle en conserve les structures symboliques.
De même, la peinture de Bas
réenchante le laïque — elle en révèle les liturgies invisibles : gestes, objets, visages, silences.


III. L’organisation laïque comme communauté symbolique



L’organisation regroupant différents membres d’une société imprégnée par des codes de vie…”

C’est exactement ce que Nathalie Bas semble observer : la société laïque comme nouvelle communauté rituelle, où les “croyances” ne sont plus théologiques mais culturelles, psychologiques, sociales.

Dans ses scènes figuratives, chacun appartient à une société fragmentée, mais partage encore des signes : un regard, un objet, un geste.
C’est cette
“liturgie des signes laïques” qu’elle met en peinture.

Là où la religion reliait les hommes à travers le divin, Nathalie Bas relie les hommes à travers la peinture — médium de mémoire, de reconnaissance, de présence.

La figuration devient alors un acte éthique : un moyen de restaurer du lien, du sens, du visible commun.


IV. La laïcité comme espace esthétique



Enfin, la laïcité chez Nathalie Bas n’est pas un thème mais un dispositif esthétique.
Ses compositions sont des espaces où rien n’est imposé — ni dogme, ni récit totalisant.
Chaque œuvre est ouverte à l’interprétation, à la pluralité du regard.
C’est la peinture comme
espace de coexistence pacifiée des croyances.

Autrement dit : la laïcité devient forme plastique —
un vide central, un champ commun où les différences s’ordonnent sans hiérarchie.


V. Vers une “iconographie du profane”



On pourrait conclure que l’ordination laïque, chez Nathalie Bas, consiste à réinvestir le profane d’une aura.
Ses œuvres sont des
icônes sécularisées, des portraits de la foi humaine en l’humain.

Cette peinture ne cherche pas à “défaire” le sacré, mais à le redistribuer — à le faire passer dans la texture des choses ordinaires, dans le grain de la peau, dans la lumière d’un regard.

C’est, au fond, une théologie sans dieu :
une peinture qui croit en la présence, en la dignité du monde, en la possibilité de sens sans dogme.



Thierry Texedre , le 12 octobre 2025.









samedi 4 octobre 2025

Les mains nues




 Les mains nues


Sur les longues jambes, glisse sa main lentement, laissant la peau galvanisée par un désir qui dépasse toute retenue. Jusqu'au pubis, les doigts s'invitent à rencontrer, autour, une pilosité fournie, la nouant en un instant, pour ravir le plaisir. Chaque va-et-vient des phalanges lascives, lentement, fait monter la tension, libère un peu plus des endorphines ; les joues rouges sont plus chaudes. Le temps semble s'éloigner, comme suspendu. Chaque partie de son corps se vivifie à l'entente, improvisant avec les caresses à venir. La nuit est en train de succomber dehors. Les premiers bruits, dans la rue, sortent du sommeil. Plus loin, le ciel apparaît comme rougi par une lumière encore irréelle. Les premiers bus sortent d'un rêve endolori. Dans la chambre, des soubresauts laissent passer un léger gémissement sorti de sous la couette enroulée. L'espace vaporeux pousse un peu l'intime jusqu'au petit matin, à chercher dans la masturbation un être sexy caché dans une hypnose des nimbes arrachés à la nudité. L'érotique mord le corps pour faire souffrir l'esprit, et le déliter, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un essai ; une saisie d'un acte interdit au réel puisqu'elle devient possible au rêve. Les mains, ses mains, elle les regarde, un peu comme des étrangères qui ensorcellent la vue, le regard impropre. Il est temps de se sortir les doigts, elle se lève et va dans la salle de bain d'un pas empressé, manquant de cogner le coin du lit en se levant. Une douleur monte comme si elle était là pour oublier la séance noctambule. Elle est déjà sous la douche, se balançant sous la pomme de douche avant de changer de main. 

 

Thierry Texedre, le 3 octobre 2025. 



 « Femme nue sur le dos, de face et les jambes écartées » Auguste Rodin




  


vendredi 26 septembre 2025

Meleko Mokgosi, l’art de l’indistinct

 













Meleko Mokgosi, l’art de l’indistinct


Meleko Mokgosi, né en 1981 à Francistown est un peintre américain d’origine botswanaise et professeur à Yale, se définit comme un peintre d’histoire. À travers ses toiles monumentales, il explore le colonialisme, la démocratie, la mémoire et la libération, en mettant sur le même plan l’histoire classique et la vie quotidienne.

Son œuvre remet en question les « grands récits » occidentaux et cherche à réhabiliter des formes de savoir marginalisées, qu’elles soient spirituelles, traditionnelles ou ancrées dans la culture africaine. Mokgosi interroge la mémoire comme construction partielle et parfois trompeuse, et considère que l’histoire humaine peut être comprise aussi en dehors du sujet humain et des cadres humanistes des Lumières.

Plastiquement, ses peintures mêlent figuration et abstraction, jeu de textes (en setswana ou en jargon académique) et images réalistes. Ces dispositifs révèlent à la fois des fractures (entre initiés et profanes, entre savoirs) et des rapprochements, en brouillant les frontières entre peinture d’histoire et scènes de genre contemporaines.

Les panneaux sont installés souvent bord à bord, ils apparaissent aussi dans un format , un agencement différent. « L'image de l'un glisse dans le panneau adjacent. »


L’artiste dit : « Se pose donc la question de savoir comment comprendre l'histoire humaine en dehors du sujet humain. C'est un sujet qui m'intéresse constamment car – je suis sûr que vous, et beaucoup de gens, serez d'accord – l'humanisme n'est pas la seule façon d'examiner le mouvement de l'histoire. Regarder au-delà des discours laïcs et humanistes a donc été intéressant ; j'ai donc cherché à identifier comment la criticité pouvait se manifester ou être pratiquée en dehors de la laïcité ou des connaissances issues des Lumières. D'autres espaces, comme les pratiques spirituelles, la sorcellerie et la médecine traditionnelle par exemple, offrent des perspectives instructives. Les ancêtres jouent également un rôle important dans notre façon d'appréhender le monde. Ainsi, toutes ces choses existent en dehors de notre compréhension immédiate de nous-mêmes en tant que sujets humains qui nous considérons comme le centre, car nous possédons une conscience et pouvons donc produire l'histoire. » … « L'objet possède son propre langage. » 


L’œuvre de Meleko Mokgosi brouille volontairement les frontières entre mémoire et histoire, entre peinture d’histoire et scènes ordinaires, entre savoirs occidentaux et connaissances marginalisées. Ses toiles monumentales deviennent ainsi des espaces de confrontation, où l’image et le texte, le visible et l’invisible, dialoguent sans jamais s’unifier. Les critiques soulignent dans ce travail à la fois une remise en cause des récits dominants et une réhabilitation de perspectives alternatives. Mokgosi affirme ainsi la nécessité d’élargir notre regard sur l’histoire, en accordant à la vie quotidienne et aux savoirs invisibilisés la même dignité que celle réservée aux grands récits officiels.





Thierry Texedre, le 26 septembre 2025.


dimanche 21 septembre 2025

Théâtralité d'une mise en mémoire

 



"Avion en papier", 2024, Huile, acrylique, peinture en aérosol, poussière de marbre, drap de lit en coton, papier sur toile et tissus de tente de surplus militaire, 205 x 240 cm








"Parasol", 2024, Huile, acrylique et peinture en aérosol, poussière de marbre, coton sur tissu de tente excédentaire militaire, 200 x 260 cm







































 Jo Dennis

Née en 1973 en Écosse, Jo Dennis vit et travaille à Londres. Formée à Goldsmiths College (BA Fine Art, 2002) puis au Royal College of Art (MA Painting, 2022), elle développe une pratique multidisciplinaire qui s’ancre dans la peinture monumentale, la photographie et l’installation. Ses œuvres intègrent des matériaux trouvés — notamment des toiles de tentes militaires — qui portent la mémoire de leur usage et deviennent supports de gestes picturaux amples et expressifs. Par la stratification des couleurs, des plis et des traces, Dennis interroge la persistance du temps et la matérialité de la mémoire. Elle a exposé à Londres, Mexico et à l’international, et ses récentes grandes toiles explorent la tension entre disparition et réinvention. On devinera quelque influence avec Sam Gilliam, artiste qui dans les années 60-70 et après a exploré le pliage, le drapé des toiles, les toiles suspendues, la liberté du support textile, ses mouvements. Chez Dennis, même si le drapé est moins évident ou moins mis en scène de manière sculpturale, l’idée du tissu comme support souple, avec sa propre gravité, ses pliures, ses tensions, est présente. Le drapé peut apparaître dans les plis naturels de la toile de tente, dans la façon dont les éléments textiles (draps, coton) sont intégrés ou attachés, dans les rides ou plis que la toile porte et que la peinture souligne ou compense.

Théâtralité d’une mise en mémoire

Qu’est-ce que la mémoire, sinon une scène instable où s’entrelacent les fragments du vécu et la matière du présent ? Peut-on, par la peinture, théâtraliser le temps, c’est-à-dire lui donner corps, lui assigner un décor, pour endosser ce qui se perd ? Les œuvres récentes de Jo Dennis, et en particulier Paper Planes (2024) et Parasol (2024), répondent à cette interrogation en transformant la toile en espace dramatique où les gestes picturaux, les tissus, les traces et les matières se chargent de la mémoire des lieux et des corps.

Ces peintures imposantes — plus de deux mètres de hauteur et de largeur — ne se présentent pas comme de simples surfaces d’images. Elles se dressent comme des théâtres de mémoire, où chaque couche de couleur, chaque coulure, chaque fragment de textile apparaît comme un acteur sur scène. La monumentalité du format oblige le spectateur à une confrontation physique : l’œuvre enveloppe, absorbe le regard et l’inscrit dans une temporalité élargie.

Dans Paper Planes, la composition divisée en deux champs verticaux juxtapose masses brunes et rouges saturées avec des plages de bleu clair, presque aériennes. Sur le côté droit, une bande rouge, semblable à un rideau, souligne la dramaturgie de la scène picturale : quelque chose s’ouvre ou se ferme, comme au théâtre. Les gestes — frottés, effacés, recommencés — font surgir une mémoire stratifiée, un palimpseste où subsistent à la fois la gravité des ruines et la légèreté de l’envol.

Parasol, plus lumineux, se déploie dans des tonalités rosées et chaudes, traversées par un objet identifiable : un parasol, forme géométrique fragile au milieu d’un champ pictural marqué par la turbulence. À gauche, un drapé textile fixé sur la toile introduit une matérialité tangible, presque sculpturale. La peinture ne se contente plus de représenter ; elle devient le lieu même où la mémoire se déplie, où les plis du tissu renvoient aux plis du temps. Le parasol, figure protectrice et estivale, apparaît comme un abri précaire, une scène improvisée sous laquelle se rejoue la fragilité de ce qui demeure.

Ainsi, ces toiles ne racontent pas une histoire linéaire mais condensent une mémoire fragmentaire, où le passé et le présent coexistent dans la matière. La peinture chez Jo Dennis n’illustre pas le temps : elle le théâtralise. Elle en montre les coulisses, les répétitions, les effacements et les reprises. Chaque trace est une réplique, chaque couleur un décor prêt à dissoudre sa précédente contemplation. Chaque couture marque une frontière entre apparition et disparition, entre ici et ailleurs.

La mémoire, ici, n’est pas conservation (accumulation de matériaux préexistants, explosion étalement ou dissémination des objets), mais mise en scène. La mise en scène est une exhortation à démontrer qu’une histoire devient possible eu au regard porté d’une peinture exposée et offerte à l’immersion. Elle ne se contente pas d’archiver : elle dramatise ce qui s’efface, elle donne forme visible à ce qui, autrement, se perdrait dans le silence. Par cette théâtralité, Dennis fait de la peinture un espace critique et poétique où le spectateur est invité à reconnaître dans la matière usée, dans la coulure, dans le drapé, la persistance du temps lui-même à condition que la mémoire veuille bien se résoudre à oublier l’histoire de la peinture.



Thierry Texedre, le 21 septembre 2025.










jeudi 11 septembre 2025

Daisy Parris Plongée et vision de la peinture

 



























Daisy Parris Plongée et vision de la peinture




Né·e en 1993 à Kent (Royaume-Uni)
Vit et travaille entre Londres et le Somerset
Représenté·e par la galerie Sim Smith (Londres)



« [Je suis inspirée par] le monde qui m'entoure, les liens humains, les émotions, le quotidien, la survie, l'espoir, l'anxiété, la dépression, la musique, la perte, le deuil, la réflexion.

Je suis originaire du Kent, donc pouvoir y exposer une grande œuvre est un rêve devenu réalité et un véritable retour aux sources. La scène artistique et musicale du Kent a eu une influence considérable sur mon enfance et j'ai toujours voulu être reconnue comme en faisant partie et contribuer à la culture qui m'a façonnée. »



Chez Parris l’altérité se mêle d’une certaine façon de ce qu’iel « ne regarde pas ». On entre en peinture ici, comme on entre en confession. Peindre reste un acte de foi ; de ces dépendances à un entendement extérieur, livré à cet au-delà intemporel qui fixe les limites d’une subjectivité somme toute livrée à l’émotionnel. Cette abstraction gestuelle et expressive nous entraîne dans les arcanes de nos états intérieurs, de nos croyances acerbes et contaminées par l’idéologie et la politique ; mais pas seulement, la peinture de Parris touche au risque de la démesure du langage, ainsi soulevé dans ses peintures en coin, en collages par bandes, pour « illuminer » la peinture, la rendre caduque privée de ces dires enfoncés malgré une représentation rendue à sa plus simple expression. Les liens historiques d’une telle peinture donne à penser qu’il est possible de sortir de l’histoire de l’Art tout en s’y maintenant dans ces couches peintes fortuitement, laissant entrer Johan Mitchell par ces coups de pinceaux violents et pleins d’empâtements, mais pas seulement, il y va du paysage aussi dans ces immenses toiles où la nature ; peut-être une nature intérieure, prenant place incidemment ou troublant toute la peinture. Et l’écriture citée plus haut devient récurrente. On la retrouve partout dans la peinture de Parris. Peut-on alors parler d’un retour de la peinture de « lettré » telle que l’a initiée la Chine ? En attendant, on retrouve des bribes historiques dans la peinture du vingtième siècle. Comme chez un Jean-Michel Basquiat dans une superposition de textes et d’images, dans une sorte d’urgence expressive. Et Cy Twombly pour ses écritures picturales, gribouillis, et fragments de mots comme prolongement de l’intime.

La peinture est une plongée, une immersion dans un espace où les couleurs et les textures remplacent en grande partie les mots. Plaçant ou déplaçant la spontanéité gestuelle jusqu’à la limite de cette reconnaissance du réel, c’est alors que les mots et les phrases prennent le relais en coin ou comme « ensemencé » un peu partout sur la toile. Les couleurs sont vives en contrastes, contribuant à rendre les émotions en plongée. Mettant la mémoire à rude épreuve, allant où se profile l’infini, l’inconnaissable. Habiter la peinture pour ne pas la montrer, différer de l’exercice commun de la jouissance, laissant le champ libre au désir, aux sens à venir. Le corps va tromper l’œil entrain de peindre, le détournant de l’expression d’une représentation pour jouer avec le temps, l’« infinir ».





Thierry Texedre, le 7 septembre 2025.














Richard Zinon peintre

 




















Réflexion intérieure


Cette pluie de la nuit

sur la plage du temps

encartée depuis l’aube

l’autre côté la rencontre

avec ces points ce bleu

ce rouge sur le sable

d’une rencontre à vif

poussé par des traits semés

lancés au nez de la pensée

c’est là que sourdement

la peinture sort du rêve

pour lier en contrastes

ces contraires usés

sans figure ni vide

juste la profonde beauté

qui sort en oriflammes



Thierry Texedre, le 11 septembre 2025.





Richard Zinon peintre est né à Manchester en 1985

vit et travaille à Snowdonia au nord du Pays de Galles







mercredi 27 août 2025

Heidi Hahn, figuration, abstraction et désir en suspens















































Heidi Hahn, figuration, abstraction et désir en suspens


Heidi Hahn (née en 1982 à Los Angeles, basée à Brooklyn) est une peintre américaine dont le travail explore justement ce seuil fragile entre figuration et abstraction, en particulier autour de la représentation du corps et plus spécifiquement du corps féminin.



Entre figuration et dissolution du corps


La peinture de Heidi Hahn s’inscrit dans une zone d’incertitude, un espace de tensions où la figuration se dérobe au moment même où elle s’impose. Ses toiles, souvent peuplées de figures féminines, oscillent entre reconnaissance et effacement, comme si la représentation du corps ne pouvait se maintenir qu’à la condition de sa disparition progressive dans la matière picturale. Ce glissement constant interroge non seulement les limites entre abstraction et figuration, mais aussi la manière dont le corps féminin se construit comme image dans l’histoire de l’art. Chez Hahn, la peinture naît d’un geste affirmé, où les aplats de couleurs saturées et les lavis transparents produisent un effet paradoxal : les contours apparaissent pour mieux se dissoudre, la figure émerge puis s’efface, jamais totalement assignée à une identité précise. Ce traitement rend visible une présence instable, fragile, mais d’autant plus insistante qu’elle résiste à la capture définitive du regard. L’artiste se détache ainsi d’une tradition qui a souvent fixé la figure féminine dans un rôle narratif, décoratif ou érotisé. Ce qui se joue dans ses toiles, c’est la mise en crise de la figuration elle-même. En refusant la précision anatomique et en brouillant les repères spatiaux, Hahn déplace la question de « qui est représenté » vers celle de « comment représenter ». Les corps deviennent des surfaces de projection, des présences picturales dont l’identité demeure en suspens. Le spectateur est alors confronté à une reconnaissance inachevée : il croit voir une silhouette, une posture familière, mais le flux de la peinture empêche toute stabilisation.



Où se perd l’abstraction


L’abstraction dans l’œuvre de Heidi Hahn ne se présente jamais comme un état autonome, mais comme une tendance inachevée, une dérive toujours interrompue par la présence du corps. À première vue, ses toiles pourraient s’apparenter à de vastes champs colorés, saturés, travaillés en aplats ou en lavis. Mais au cœur de ces surfaces picturales surgit inévitablement un fragment de figuration : une main, une chevelure, la courbe d’une épaule. C’est précisément là que l’abstraction « se perd ». Car au moment où la peinture semble se libérer du sujet, un détail reconnaissable réintroduit la figuration. L’œil du spectateur reconstruit alors un corps, une identité en puissance, et fait basculer la toile du côté de la reconnaissance. L’abstraction, chez Hahn, n’aboutit jamais à son autonomie : elle se dissout dans l’apparition insistante de la figure. Cette impossibilité d’une abstraction pure témoigne d’une démarche singulière : Hahn ne cherche pas à nier le corps, mais à l’éprouver dans son instabilité. Sa peinture maintient le spectateur dans une tension perceptive, où la figure est toujours déjà en train de disparaître et de revenir. L’abstraction n’est pas ici une fin, mais un détour : elle existe pour troubler la figuration, pour la fragiliser, mais finit toujours par se perdre dans la rémanence du corps. En cela, l’œuvre de Heidi Hahn occupe une position critique et féconde : elle refuse l’alternative simple entre figuration et abstraction, et habite plutôt l’intervalle où l’une se transforme en l’autre. C’est dans cet espace de métamorphose, où l’abstraction se défait au profit d’une reconnaissance inachevée, que sa peinture trouve sa force : un art du seuil, de la disparition, de l’identité en suspens.


Le désir en suspens : un corps ni féminin, ni masculin


Une autre voie se dessine dans le travail de Hahn, au-delà de la dialectique entre figuration et abstraction : celle du désir. L’artiste semble rechercher ce qu’est érotiser, dans cette hétérogénéité du corps informel, celui qui n’a d’autre source que de passer du pensant à l’érotique d’un corps qui troue la pensée. C’est dans un va-et-vient entre absence et présence du corps qui « pense » ou « rêve », que s’évalue alors cet envol à l’envers de l’abstraction/ figuration en question. Mais ce désir n’est pas celui de l’histoire de la peinture occidentale, qui a construit le corps féminin comme objet érotisé, offert au regard. Chez Hahn, le corps représenté n’est jamais pleinement féminin, jamais masculin non plus. Il se déploie dans une zone d’ambiguïté, un « jamais » qui empêche le spectateur de l’assigner à une identité stable. Les couleurs semblent éthérées, jamais vives, plutôt transparentes à des fins tactiques, pour s’essayer à érotiser la vue, l’ensemencer de futures couleurs qui caressent l’œil retissant. C’est précisément de ce « jamais » que naît le désir. Un désir qui ne repose pas sur la reconnaissance d’une forme identifiable, mais sur son indétermination persistante. La figure se laisse deviner sans jamais se livrer : un visage voilé de couleurs, une posture absorbée par le fond, une silhouette à la limite de l’effacement. L’érotique se déplace : elle ne réside plus dans le dévoilement d’un corps, mais dans le retard de ce dévoilement, dans l’attente inassouvie qu’entretient la peinture. Ce déplacement du désir est radical : il substitue à la jouissance de voir un corps offert la puissance d’un désir plus vrai, celui de ce qui se dérobe, de ce qui reste hors de portée. Hahn rompt ainsi avec la tradition d’un regard qui consomme l’image du féminin, pour inventer une nouvelle forme de visibilité : un corps en suspens, ni objet, ni absence, mais énigme désirante.



En ouvrant un espace où figuration et abstraction s’entrelacent, où le corps apparaît et disparaît, et où le désir se fonde sur le non-dit plutôt que sur la reconnaissance, Heidi Hahn construit une œuvre singulière et critique. Elle déplace les codes de l’histoire picturale du féminin pour proposer une peinture qui n’assigne pas, qui n’exhibe pas, mais qui maintient ouverte la question du corps et du regard. C’est dans cet entre-deux – figuration/abstraction, apparition/disparition, féminin/masculin, désir/absence – que réside la puissance de sa démarche : un art du seuil, de l’instabilité, du désir en suspens.



Thierry Texedre, le 27 août 2025