mardi 17 juin 2025

Raluca Pilat : d’une peinture structurée

 

































Raluca Pilat : d’une peinture structurée

Artiste peintre originaire de Roumanie, vit et travaille au Québec.



Que penser de la peinture de Raluca Pilat ? Particulièrement de ses signes qui s'intriquent dans la toile, au travers d'aplats et de béances chromatiques qui sous-tendent ces signes graphiques, formels, volumiques qui symbolisent les liens sociaux et inter-subjectifs d'une pensée structurée.


La peinture de Raluca Pilat se distingue par une architecture visuelle profondément riche, où formes graphiques, signes entremêlés, aplats colorés et béances chromatiques s’accordent pour dévoiler une complexité psychique et sociale. Voici un éclairage sur la manière dont ces éléments structurent son propos


Les signes comme vecteurs de liens sociaux


Systèmes graphiques entrelacés :
Les signes (traits, motifs géométriques ou organiques) ne flottent pas isolés : ils s'entrelacent, se superposent, dialoguent. Ces interactions esquissent une trame de relations – entre individus, idées, univers intérieurs –, comme si chaque signe était un « noeud » tissant des connexions.


Symboles de réseau subjectif :
Chaque signe agit comme métaphore d’un lien (amical, familial, émotionnel) : un mouvement, une tension, une résonance. Leur répétition, parfois avec variations, évoque le caractère dynamique et évolutif des relations et de la pensée.


Aplats et béances : géométrie chromatique de l’esprit


Aplats dynamiques :
Ces surfaces planes, souvent colorées avec vigueur, créent des zones de repos visuel, de respiration, où la structure narrative suspend son flux. Ils incarnent des fondations émotionnelles ou réflexives : sol stabilisateur, arène intérieure,
laissant une certaine sécurité, une introspection. Il y va alors de questionnements sur ces zones explorables par des signes. De signes dont la répétition est interrompue parce que l’esprit structuré défie le nœud de toute signifiance en déplaçant tout signe vers sa mise en veille verbale dans un champ indéfini, ici champ de couleur.


Béances chromatiques :
Le contraste marqué (vides sombres, échancrures de couleur brute ou blanche) agit comme de véritables portes d’entrée dans la pensée. Ces vides peuvent être vus comme des silences, des incertitudes, des zones à penser, délimitant le champ d’expression des signes.


Formes graphiques, volumes et structuration d’une pensée 


Construction volumique :
Par un jeu d’aplats, d’ombres et de contours, les signes apparaissent en relief, presque sculpturaux. Cette matérialité visuelle évoque une pensée palpable, construite, un espace mental à la fois concret et intérieur.


Pensée organisée :
Les compositions ne sont ni aléatoires ni abstraites : elles relèvent d’une démarche réfléchie. La pensée se structure comme une architecture interne, ponctuée d’éléments articulés, de hiérarchies signifiantes, d’interactions organisées.



L’œuvre comme lieu de rencontres



Chez Pilat, la toile devient un espace où signes, formes et couleurs dialoguent pour représenter non seulement un univers intérieur, mais aussi les échanges qui le composent : pensées dialoguant avec elles‑mêmes, individus en relation, mémoire, émotion. La structuration visuelle – ses volumes, ses vides, ses signes – reflète une pensée en réseau : structurée, sensible, sociétalement reliée.

Sa démarche rappelle que toute subjectivité est un tissage de signes, d’émotions, de dialogues, parfois pleins, parfois en suspens : une architecture chromatique et graphique du sujet engagé.



Thierry Texedre, le 17 juin 2025.

















samedi 14 juin 2025

Gabrielle Kourdadzé

 




























Gabrielle Kourdadzé



Gabrielle Kourdadzé est une artiste plasticienne franco‑géorgienne née le 16 juin 1995 à Paris, où elle vit et travaille Diplômée en 2019 de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) à Paris, elle a aussi exploré la scénographie, l’illustration, la photographie, la sérigraphie et la gravure. Parallèlement à ses études artistiques, elle pratique activement la musique (piano, accordéon, chant) et explore la synesthésie, comme dans une performance de 2016 lors de son certificat de piano.


Style & thématiques

Sa démarche se centre sur le dessin à l’encre : elle utilise un pinceau épais et sec, travaille des superpositions de lignes, parfois enrichies avec du crayon de couleur ou de la gravure sur bois. Les œuvres mettent en scène des figures humaines (souvent anonymes et à taille réelle) captées dans des moments presque photographiques — dans le métro, la rue, ou issues d'images d’actualité — placées sur des fonds monochromes, créant un suspens visuel entre présence et absence . Les compositions explorent la notion d’altérité, d’interaction entre corps, et l’espace social. Elle évoque la solitude partagée, les liens symboliques et la narration silencieuse suscitée par les postures et notamment par le geste des mains .


Un fragment d’histoire plus vaste : la narration suspendue

Les œuvres de Kourdadzé fonctionnent comme des fragments narratifs sans dénouement. Le regardeur est placé face à une image arrêtée — une pause temporelle — qui évoque un "entre-deux" : ni début ni fin, simplement un instant arraché à une trame plus vaste. Ce temps suspendu ouvre un champ de projection : l’image ne raconte pas, elle questionne. Ce mode de représentation génère une forme de cinématographie latente. On pense au montage d’un film : l’image semble venir d’avant, et se prolonger après — mais dans le hors-champ de notre propre conscience. L'œuvre devient un point d’interrogation figé, un dispositif qui fait appel à notre mémoire et nos affects pour en compléter le récit.

La figure humaine comme interface entre deux mondes

Dans son travail, la figure humaine est omniprésente, mais jamais isolée : elle est toujours en relation, parfois par la proximité spatiale, souvent par le geste, les postures, ou les regards absents. Ces personnages n'interagissent pas toujours explicitement, mais leur simple juxtaposition fait naître une tension. Kourdadzé oppose deux mondes : Le monde intime / intérieur, qu’on pourrait associer au silence, à l’introspection, au sensible. Le monde social / extérieur, peuplé, codifié, urbain, visible. Fragmenter le réel, habiter le silence.

Gabrielle Kourdadzé et les corps en suspens

Chez Gabrielle Kourdadzé, la figure humaine ne s’impose pas : elle apparaît doucement, comme arrachée au flux du quotidien. Ce sont des corps urbains, contemporains, silencieux. Ils ne posent pas, ils ne racontent rien — mais leur simple présence ouvre une brèche dans le visible. Il ne s’agit pas de représenter un moment, mais de saisir un fragment d’une histoire plus vaste, un instant suspendu entre intériorité et altérité.

Dans ses compositions, la figure humaine n’est jamais isolée. Elle est toujours en présence de l’autre, mais cette proximité n’assure aucun contact réel. Corps côte à côte, regards absents, gestes suspendus : Kourdadzé peint la porosité du lien, cette tension discrète mais constante entre soi et le monde. Ce n’est pas la solitude qu’elle donne à voir, mais le désajustement des présences, la coexistence sans fusion. L’espace joue ici un rôle déterminant : vidé de détails, souvent monochrome ou effacé, il n’entoure pas la figure, il la détache. Le fond devient un lieu mental, une surface d’attente. Cette décontextualisation du corps agit comme un levier poétique : en le libérant du cadre réaliste, Kourdadzé en accentue la fragilité — et la force.

Si son travail dialogue avec des artistes comme Francis Bacon, c’est dans une opposition significative : là où Bacon hurle, Kourdadzé murmure. Tous deux placent le corps au centre, non comme simple figure, mais comme révélateur d’un état de l’être. Chez Bacon, la chair se tord sous la violence de l’existence ; chez Kourdadzé, le corps flotte, s’absente partiellement, suspendu dans un espace social devenu opaque. À l’inverse, Claire Tabouret partage avec elle une sensibilité plus intériorisée. Tabouret peint des groupes d’enfants ou d’adolescents, figures fixes et rituelles, chargées d’une mémoire collective implicite. Kourdadzé, elle, travaille l’adulte contemporain, plongé dans une temporalité immédiate, mais tout aussi traversé par le silence. Les deux artistes explorent la présence mentale du corps, son pouvoir d’évocation au-delà du visible.

Ce qui relie profondément ces démarches, c’est une même volonté de penser la figure autrement : non comme sujet d’un récit, mais comme interface sensible entre l’intime et le collectif. Chez Kourdadzé, le corps devient un lieu de passage, un espace où se rejouent — dans l’apparente simplicité d’un geste ou d’une posture — les grandes questions de notre être au monde.



Thierry Texedre, le 14 juin 2025.














lundi 9 juin 2025

Oh solstice


Oh solstice


Plaie du plaisir

la religion plaît

cul dressé sur l’arc

de la croix vide

du vide qui s’enfonce

dans la tête le cul

pour dessiner l’esprit

qui croit au plaisir

la musique miasme

suspendu au temps

pour vivre ce vide

dans l’indifférence

de la reproduction

plaie de la surdité

qui frappe le corps

cavité pulsionnelle

de l’esprit tiraillé

il en naît abscons

tel un refuge

telle une religion

aux lois illusoires

juste pour faire sens

voile obscur

vil visage usité

par tous les membres

de la reconnaissance

ça coupe court

ça tremble transe

à la découpe

l’histoire reconnaîtra

alors le con

qui vole la croix

pour se branler

le cerveau en vie

ça court partout

après le plaisir

manqué et après

en jets un 14

de tout temps

les corps s’achètent

les guerres aussi

pour en finir

avec la religion

l’image démultipliée

reconnecte

ces beautés

obscurantistes

et odorantes

du sexe qui oscille

au calcul de la dépense

temps du jeu

jeté aux déchets

de la prière

l’amour de quoi

de qui l’autre rit

fendant la gorge

pour avaler

le lait froissé

dans le lit

de la chair

dans les plis

du sang

en coulées

qui coagulent

juste ce qu’il faut

de respiration

baisé de braise

de bout en bout

en mouvements

qui tournent

se retournent

prient la violence

de ce soulèvement

cris cathartiques

du redressement

qui l’écartèle

l’étouffe

le gland durci

jusqu’au sang

celui relique

et fantasmatique

en tourbillons

de langues

en paroles

ressorties par

des yeux exorbités

au solstice qui court

piqué à l’overdose.



Thierry Texedre, le 9 juin 2025.












lundi 2 juin 2025

Mélanie Arcand : entre silence et effervescence du geste

 



































Mélanie Arcand : entre silence et effervescence du geste



Mélanie Arcand, artiste peintre née en 1981 au Québec, développe depuis plusieurs années une œuvre abstraite qui conjugue rigueur graphique et spontanéité gestuelle. Son parcours, atypique, témoigne d’un cheminement personnel ancré dans le réel mais orienté vers une exploration intérieure. Après des études en arts visuels, puis un passage par le monde des affaires, elle choisit en 2014 de se consacrer entièrement à la peinture. Depuis, elle construit un langage visuel cohérent, reconnaissable, et sensible.

Arcand œuvre dans le domaine de l’abstraction lyrique, mais son travail ne se limite pas à un expressionnisme du geste. Ses toiles sont traversées par des tensions, des équilibres précaires entre des zones de retenue et des épanchements chromatiques ou graphiques. Il s’agit moins d’une libération de l’inconscient que d’un dialogue entre la maîtrise et la perte volontaire de contrôle. Sur ses supports, les couches de peinture, les traits de graphite et les marques manuscrites cohabitent, se superposent, parfois se contredisent, comme les traces d’un processus mental mis à nu.

Ce qui frappe dans son œuvre, c’est cette manière d’associer des gestes expressifs — larges aplats, coulures, formes flottantes — à des interventions plus minutieuses, presque calligraphiques. À certains égards, cette approche évoque les recherches de Cy Twombly, chez qui l’écriture devient forme plastique, ou encore les compositions atmosphériques de Joan Mitchell, dans leur manière de laisser l’espace respirer. Chez Arcand, toutefois, le souffle est plus contenu, le silence plus présent. Elle semble souvent suspendre le mouvement, interrompre la narration visuelle, pour faire place à une forme de méditation graphique.

Son travail s’inscrit également dans une certaine tradition québécoise de la peinture abstraite. On pense ici aux « Automatistes », et notamment à Paul-Émile Borduas ou Jean-Paul Riopelle, pour la primauté accordée au geste et à l’instinct. Mais Arcand s’en distingue par une posture moins radicale, plus introspective. Elle ne cherche pas à rompre avec un ordre établi, mais plutôt à sonder les seuils de l’émotion et de la mémoire. Son abstraction n’est pas un manifeste : c’est une écoute.

Le titre de ses œuvres suggère souvent des pistes interprétatives — Le chant des sirènes, Call me baby, L’odeur des lilas — des bribes de récits sensoriels ou émotionnels qui ancrent la toile dans une dimension poétique. Ce choix d’ouvrir un espace de résonance avec le spectateur — sans imposer un sens — témoigne d’une volonté de rester dans l’ambiguïté du ressenti. L’image n’est jamais close. Elle invite, elle attend, elle propose.

Techniquement, Arcand privilégie les techniques mixtes. Elle combine acrylique, encre, graphite, parfois collage, pour construire une surface à la fois complexe et fluide. Ce choix traduit une volonté de faire dialoguer les matières, de créer des contrastes non seulement de forme mais aussi de texture. La couleur, souvent atténuée, fonctionne par nuances, par suggestions. Il n’y a pas d’éclat brutal : tout semble filtré par un voile de retenue.

Ce qui se dégage de l’ensemble de son travail, c’est une tension constante entre le visible et le caché. L’œuvre ne se donne pas immédiatement ; elle se découvre lentement, par couches, à l’image de son processus de création. Cette lenteur invite à une forme de contemplation. Elle rompt avec le rythme rapide de l’image contemporaine, souvent saturée. Chez Arcand, il faut regarder, attendre, revenir.

Si la peinture se pose en terme de risque dans l’abstraction, se risquer à défaire l’unité fond/forme se prononcera, s’intensifiera avec l’expressionnisme abstrait américain. C’est aussi par cette aporie que Mélanie Arcand va défaire l’unité, l’irréalité d’un tel pragmatisme. C’est en renversant ce problème, c’est-à dire en touchant au trait, que va se libérer la spatialité du sujet. Le sujet peintre traite toute application picturale comme intrinsèque à la ligne irrationnelle, déconstruisant le bord ou la coupe d’une surface idéaliste et encore indice d’une peinture d’histoire (le dessin comme structure d’un sujet peint, enveloppant ainsi ce qui sournoisement rature tout sens d’un réel alors photomonté). Ce qui s’assimilait au dessin recouvert, caché, n’est plus ici statique mais bien mis en lumière, traversant la toile pour disjoindre toute reconnaissance formelle. Le geste participe à cette réversibilité de l’acte de peindre, invitant le regard à déplacer toute perspective qu’elle soit abstraite ou touchant à une figure.

En ce sens, Mélanie Arcand propose une peinture du temps suspendu. Une peinture qui ne cherche pas à éblouir, mais à faire ressentir. Elle occupe une place singulière dans la scène artistique actuelle, en résistant à l’effet, en choisissant la densité plutôt que le spectaculaire. Son travail, tout en restant accessible, exige une disponibilité du regardeur, une forme de présence.

Il est encore tôt pour mesurer pleinement l’impact de son œuvre, mais il est clair qu’elle inscrit sa démarche dans un courant contemporain qui valorise l’intimité du geste, la subtilité de l’émotion, et la persistance des traces. Ses tableaux sont des lieux de passage — entre l’intérieur et l’extérieur, entre la pensée et la matière. Des paysages invisibles où chaque trait, chaque forme, chaque silence compte.



Thierry Texedre, le 2 juin 2025.



Mélanie Arcand (1981-)

artiste peintre québécoise, vit et travaille à Chambly au Québec.


















mardi 20 mai 2025

Plaisirs

 



     


Plaisirs 


Le verbe transpire 

La consécration 

Le pubis renverse

À la décapitation 

Qu'aucun jet ne parle

Disant par la peur 

Transit par le divan

Drôlâtre contamine

Là bas en caresses

Le long fil qui jouit

La peau en dedans

Le soleil du couchant 

De sa haute passion

Le lit dissous dresse 

Improbable sa bouche

Mordue bouche bée 

Des senteurs étamines

Courent au dessus 

Le mur ensemencé

Les bras plus écartés

Les seins dune qui vole

Et cet intrus infesté

Se soulève enivré 

Par ces nuées

D'étoiles enfilées 

La vie s'en moque

À quels oracles

À quel figure blême

Jusqu'au matin même.



Thierry Texedre, le 20 mai 2025.





 "Deux figures dans les dunes" Willem de Kooning - 1968








mercredi 14 mai 2025

Texte critique sur Mélanie Pasquier

 



"Persephone 1"  acrylique sur toile 40 x 50cm – 2020





























Texte critique sur Mélanie Pasquier

La peinture comme gnose d’un verbe absent



Jackson Pollock et Mélanie Pasquier, bien qu’appartenant à des contextes artistiques différents, partagent une même entreprise radicale : celle de dissoudre le sujet classique dans un champ pictural où le geste et la trace deviennent les médiateurs d’un inconscient collectif. Chez Pollock, cette dissolution s’opère par l’explosion rythmique du dripping, où le corps en transe inscrit les forces archaïques de l’inconscient sur la toile, évoquant les archétypes jungiens et le chaos structuré du Réel lacanien. Chez Pasquier, au contraire, le sujet s’efface par la retenue et le silence du geste, où le vide et la suspension créent un espace ouvert, réceptacle d’une mémoire collective diffuse et d’un désir sans objet. Ainsi, les deux artistes, par des voies opposées — l’un par le trop-plein, l’autre par le retrait — mettent en crise la figure du sujet moderne et réactivent la puissance du vide comme lieu d’émergence du sens, au croisement de l’individuel et du collectif.



Mélanie Pasquier est une artiste contemporaine française (née en 1989), dont le travail pictural est souvent qualifié de post-abstrait ou de lyrisme contemporain. On entre dans son œuvre par omission d’un sujet clos, soit qu’une représentation disparaît à mesure qu’on suit certaines lignes directrices, comme l’entièreté d’un corps d’enfant, le début d’une fleur qui semble, en parlant de la plante, ne pas suivre sa conception de graminée. Chaque forme reconnaissable à l’instant de sa vue est vite détournée, reconduite à d’autres appels formels sans doute liés à l’inconscient de l’artiste, qui coupe court à toute interprétation visuelle.



Mélanie Pasquier à l’œuvre


Du point de vue du geste et de la matière, Pasquier travaille beaucoup avec le geste, mais dans une tension entre contrôle et abandon. Ses toiles montrent des aplats, des coulures, des empreintes, mais toujours avec une sensibilité très aiguë au « vide », à l’espace laissé « ouvert ». Dans sa palette chromatique, Pasquier utilise des couleurs franches mais non criardes, souvent en opposition (des rouges profonds contre des blancs éclatants, des noirs denses contre des transparences), ce qui génère une tension vibratoire dans la toile. Sur l’agencement en surfaces et l’attrait pour une certaine profondeur, ses peintures semblent hésiter entre la planéité absolue de la surface et des profondeurs qui s’ouvrent par le truchement de superpositions délicates. Là, on sent une parenté lointaine avec les grandes toiles de Pollock : une surface qui n’a plus de haut ni de bas, mais qui reste « habitée ». Chez Pasquier, il n’y a plus de sujet fixe ou de représentation. Mais il y a une présence intense du « geste » et de la « trace » — comme des résidus d’une action passée. Le spectateur fait face à une sorte d’empreinte psychique laissée sur la toile, il y va là d’une certaine disparition du sujet.



Analyse de Persephone 1 (2020)

Sur la toile Persephone 1 (acrylique sur toile, 40 x 65 cm, 2020), Mélanie Pasquier incarne avec force cette logique du vide actif. L’image présente une sorte de matrice souterraine, un espace caverneux baigné de teintes ocres et orangées, contrastant avec les tons sombres du paysage environnant. Au centre, une forme serpentine semble à la fois émerger et se retirer, oscillant entre naissance et disparition. Le geste pictural est ici double : les coulures verticales, visibles dans la partie supérieure, évoquent le flux incontrôlé et la gravité, tandis que la minutie des traits dans la végétation densifie l’espace, créant une tension presque étouffante. Cette dualité entre débordement et contrôle inscrit la toile dans une dynamique où le spectateur est confronté à une profondeur sans fond, à un espace symboliquement féminin, matriciel, mais jamais entièrement révélé. La référence au mythe de Perséphone — figure du passage entre le monde des vivants et des morts — renforce cette lecture : l’œuvre devient une allégorie de l’entre-deux, où la présence est toujours marquée par le retrait. Ici, le vide n’est pas un simple manque : il est le lieu même où le sens s’élabore, dans la suspension du visible.



La disparition du sujet représenté


Mélanie Pasquier fait déborder le temps, elle donne des ébauches sur le sens de vie et de mort de tout sujet pris dans son retrait, dans son manque, dans sa disparition. L’artiste fait sentir l’absence. Jackson Pollock « exorbite » le temps, le rend impropre à vivre, il clôt toute subjectivité. Chez Pasquier, comme chez Pollock, il n’y a plus de figure, plus de scène. Pourtant on reviendra sur la question de la « figure » chez un Dominique Thiolat. C’est chez Pasquier et Pollock (comme déclencheur d’un moi en dispersion) un sujet qui ne se montre pas, il agit ou se retire, laissant des traces ou des vides.

On en vient au sujet dispersé ou annihilé chez Pollock puis chez Pasquier.
Chez Pollock il y a un sujet en crise : Pollock, après ses thérapies jungiennes, passe du peintre qui représente encore (les totems, les figures) à celui qui « agit » directement sur la toile. Dans ses drip paintings, le sujet (lui-même) « se disperse » dans le geste, il n’y a plus de « moi » central : il y a des flux, des rythmes, des pulsions. C’est une forme d’« annihilation du sujet représenté », remplacé par une sorte de danse énergétique. Mais paradoxalement, c’est là que Pollock trouve son « centre » : en se perdant dans le geste, il se reconstruit.

Chez Mélanie Pasquier, se pose presque le problème à l’envers. Le geste est là, dans un commencement, une naissance, bribe déjà sacralisée, dans la lente insistance des points dessinés, appliqués au plus près de l’infiniment petit, au plus loin de l’infiniment grand des formats. Son geste est souvent retenu, « suspendu ». Il y a une forme de retrait, une tension entre présence et absence. Le sujet (l’artiste, mais aussi le spectateur) est confronté à une « disparition » : il n’y a plus d’histoire, plus de scène, juste des champs de force, des zones de tension. Cette dispersion va jusqu’à une sorte d’« anéantissement du moi », où le spectateur doit lâcher la volonté de « comprendre » pour se laisser affecter physiquement, presque viscéralement, par la toile.
Chez ces deux artistes, le sujet de l’inconscient (celui qui est divisé, éclaté) prend le dessus sur le « sujet conscient ». Il n’y a plus de maîtrise du signifiant, mais une traversée du langage : par le geste pur (Pollock), ou par la trace retenue, signe de son incomplétude (Pasquier). Chez les deux, il y a une forme de « désubjectivation créatrice » : le peintre s’efface pour que la toile devienne un champ d’émergence des forces inconscientes.


Chez Pollock : par la transe du geste et le chaos structuré, il dissout le sujet mais atteint une unité vivante. Chez Pasquier : par la retenue, le silence et l’absence, elle pousse encore plus loin cette annihilation, dans une modernité où même le geste devient spectral. Les deux, à leur manière, créent des espaces où le « moi est dispersé », où le spectateur est invité à une expérience pré-langagière, presque archaïque ou pulsionnelle.


Mélanie Pasquier s’inscrit dans une filiation silencieuse mais puissante avec les grandes ruptures de la peinture moderne, et notamment avec l’expérience radicale de Jackson Pollock. Là où un peintre met en exergue sa langue pour lui soumettre ce que son corps perd à parler cette langue, cette autre peintre ici, Mélanie Pasquier, va se heurter au risque de suturer l’image à la langue parlée, en la convoquant comme risque de dissolution de l’image, « à trop en faire », « à trop en dire » de cette image figurée à-minima comme chez Pollock. Tous deux, à des époques différentes, ont posé le même geste fondamental : celui de dissoudre le sujet dans le champ pictural, en ouvrant la toile comme un espace où l’individuel se mêle aux forces collectives et inconscientes. On comprendra les incidences d’une peinture qui puise sa vie dans un chaos incessant, où formes et vies sont indissociables et impossibles à représenter puisque imbriqués dans des atomisations, des consumérisations, des objectivations dont aucun sujet n’a de prise sauf à s’y perdre, à croire et finalement être possédé.




En somme, d’une confrontant des gestes opposés de Pollock et Pasquier — l’un dans l’explosion frénétique, l’autre dans la suspension méditative —, on perçoit la permanence d’une question centrale à l’art moderne et contemporain : celle de la disparition du sujet comme condition d’émergence d’une nouvelle présence, plus archaïque, plus vibrante, et pourtant irréductiblement fuyante. Pasquier, avec ses toiles comme Persephone 1, actualise cette énigme en la radicalisant : le vide devient substance, le retrait devient geste, et l’absence devient, paradoxalement, le lieu d’une présence plus intense que toute figuration.





Thierry Texedre, le 9 mai 2025.

 


lundi 5 mai 2025

Plongée

 





 Plongée


Dans la foutaise des temps

aux risques de naître

aux effractions soudaines

entre l’esprit au jeu

de l’ensemencement

sexe occultant l’esprit

à cause de la lumière

celle syntaxique passée

touchée par l’envers encore 

l’œil restreint se soulève

pour avoir perdu une mémoire

dépassant sans cesse

la voie lactée quel départ

quel sens cette autre route

déplie le ciel désaffecté

dans la foutaise qui descend

de long en large vers ce paradis

inique et crépusculaire

trop vite trop nu du vice

qui se soumet à la vision

sans trop de verve

partout où les signes

d’une humanité qui sombre

soulèvent le sexe hors de la chair

de la chair qui s’ouvre ou rencontre

son double pour l’incendier

jusqu’à l’insignifiance

du jeu protocolaire

de la jouissance atomisée

ça tremble partout où se traîne

la réplique par peur

de cette mort qui défigure

tant la fêlure le miroir

cloaque du divin assigné

roulent alors les voix

au planisphère l’éjaculé

sourdement en haut

depuis la descente aux enfers

l’infini qui frôle ce vertige

cet indéfinissable vide

qui fait écho comme bétonné

au vasculaire trou

antre de ces lèvres

gonflant les mots absolus

d’une parole qui n’en finit plus.



Thierry Texedre, le 5 mai 2025



René Magritte

« La reproduction interdite »

portrait d’Edward James

huile sur toile 81,3 x 65 cm - 1937




lundi 28 avril 2025

La Follia



La Follia


Saut en double coup du chant

au pas pressés de la pression

en fines illusions dressées

de ces passages en circulant

en touchant au sens lentement

l’éclair de l’avant vite pressant

étreinte du présent sans cesse

sans risque ni vertige danse

sur ces accords dépassés et

claque du pied l’envers du lieu

chaque geste plus enveloppant

à deux tournant par dessus

par dessous l’ourlet cousu

avant d’en découdre jubile

en points dressés au second jeu

dansé pour donner au regard

cette hésitation sans fin

musiquée en rythmes découpés

en déraison martelée

le temps s’étire plus vite

pour soulever ces rires

ces respirations activées

ces résolutions renversées

en plis des yeux désertés

tempo martelé du temps

absent un instant

lueur au dessus pour rire

tourne et file l’anamorphose

sous les folles explosions

du cœur à découvert

rencontre au jeu embrassé.




Thierry Texedre, le 28 avril 2025.


d’après La Follia d’Antonio Vivaldi



Portrait de fou regardant à travers ses doigts

Maître, de 1537

huile sur bois, 48,4 x 39,6 cm