lundi 24 octobre 2022

L'inséparable n'est pas le temps























 L’inséparable n’est pas le temps

La peinture de Fabian Treiber


Nous voici pris dans l’impossibilité d’extraire du temps ce qu’une peinture montre d’un ressenti. Il y a comme une séparation depuis ce regard qui s’octroie l’irremplaçable objet (l’objet chez Marcel Duchamp), césure entre la pensée et le regard, la peinture et l’image. Ici, le peintre montre un peu du réel (une fraction de cette pensée trop mise en avant dans cette espèce de défiguration du début du vingtième siècle chez Picasso), un peu de l’altérité de ce qui pense le réel, pour le montrer, l’annihiler, le réduire dans une liaison picturale. La pensée commence quand on débusque l’inattendu. La peinture est alors un relais imprévisible. Si l’humain aujourd’hui consomme de l’image par une addition/addiction de transferts au seul motif qu’elles appartiennent ou apparaissent, usurpant ce réel, cassant tout territoire, toute appropriation, pour qu’une érotisation vienne se glisser en continu comme doublure du réel, voile obscure d’une probable intériorité retroussée, telle qu’une peau est arrachée à la chair. Si la technologie nous permet de transporter les images, d’inventer de nouveaux repérages spatiaux, la peinture donne à voir ce que le spectateur seul dispose de sa dispersion spatiale à regarder ; en passant devant une peinture supposée le lieu fixe de la bataille mentale qui se joue devant lui. Si le spectateur intervient de son regard à envelopper l’espace du peint, ici ce serait celui des peintures de Fabian Treiber.


C’est parce que d’une sidération, du flot d’images, il lui incombe d’essayer de transférer ces images à celles de la peinture dans une mise en tampon de leurs différences, depuis des difficultés à opérer une signifiance. Il se passe une stabilisation médiumnique, un relais, puisqu’il y a là comme quelque chose d’inattendu. L’artiste peint ce flot, sans fabriquer l’image (le motif) lié à son entourage, il sait que le motif n’est pas le seul facteur décisif. C’est donc par un mélange d ‘éléments « archaïques » et actuels que va se jouer l’imbrication picturale (ici, l’imbrication est une réserve, un droit d’interpeler la mémoire du peintre contre ces images toutes faites et reconnaissables.). « Je n’ai jamais été d’avis que le facteur décisif était le motif seul et tout aussi peu le matériau utilisé. » Fabian Treiber nous montre des paysages qui gravitent entre figuration et abstraction. L’intention de cette peinture est bien celle qui nous questionne sur l’objet placé et remplacé, placé et déplacé, effacé ou deviné, avant son apparition à l’endroit même où il sera placé sur la toile ; d’avoir été pensé comme objet/motif.


La peinture semble nimbée, sublimée. Les couleurs (palette de roses, de bleus gris, d’ocre rouge, de verts jaunes, de jaunes acidulés) s’estompent se noient en fondus (pour confondre l’objet) dans de grands espaces réalisés à l’aérographe ou à l’aérosol, comme pour faire flotter la résistance à l’image. Le regard plonge dans ces natures mortes, ces intérieurs, pièces où le spectateur perd tout axe, tout change de direction sur la toile. Il y a partout (dans le monde et sur la toile) une consommation d’images, de les consumer contre une « panne » d’imaginaire. Cette impotence marque aussi une sorte d’abandon avéré, un flottement des discours sur la peinture. L’artiste intervient formellement dans ses peintures car la narration n’a pas le privilège de l’imaginaire. Fabian Treiber nous montre ici ce qu’une peinture peut d’extraire l’image, pour laisser passer l’inattendu. Ou comment le dire depuis ce regard de la dépense, regard d’une mémoire déclenchée « à ce jour, abstrait et matériel ne sont pas des termes de bataille qu’il faudrait choisir ou qu’il faudrait jouer l’un contre l’autre, il s’agirait simplement d’une sorte de mémoire que ces inscriptions et traces peuvent déclencher. ».




Thierry Texedre, le 20 octobre 2022.



Fabian Treiber (1986-)

artiste peintre allemand

né à Ludwigsburg, en Allemagne

vit et travaille à Stuttgart, en Allemagne







De l'invisibilité ou le corps sans nom des peintures de Pia Fries























De l'invisibilité ou le corps sans nom des peintures de Pia Fries

   

Entretenir une relation, un va-et-vient incessant au milieu même de cette dérive du peint, pour couvrir tout le spectre de ce non-sens du « vrai », le résoudre, le rapporter au milieu du dessein qui inaugure l’œuvre d’une création intemporelle. Le ramener, « aller le chercher » comme on dit, pour attenter au corps d’écriture, le maudire, le sacrifier (rejet, pour mieux résoudre l’énigme d’un corps d’écriture devenu l’image plus que la chair qu’une peinture peut de ne plus signifier tout sens), invitant toute écriture à le rejoindre. Couper dans l’écriture pour montrer qu’une peinture existe, à ne démontrer que de son corps la chair de la chair tient bon. C’est l’incertitude d’une apparition qui frôle le corps de la peinture. Comme si l’indécence de la naissance remontait. Fond incompressible du corps, d’un corps sans nom.


Ici, la mémoire prend en charge l’inadéquation d’une vérité qui solderait la conscience dans une annonciation sans partage ; le partage n’étant possible qu’à naître dans une intermittence de l’écriture et de la peinture, comme disposition d’une temporalité sans cesse démontrant la fuite en avant de toute image, sauf à la laisser tomber sur les rebondissements assourdissants des ondes lumineuses où rien ne se tient de la peinture, où rien n’est lié à l’audible, où rien ne peut se dire, sinon se livre dans une usurpation, un détournement du sens. La pensée « gnose » la chair jusqu’à l’oublier (manques, saturation et nausée, vomissements en mots illisibles se déversant sur une peinture qui semble naître), pour vaincre cet asservissement au nom. L’énonciation n’est plus le lieu d’un nom, mais rencontre dans un corps-à-corps avec la peinture, cet esprit, point d’accès, rituel, au risque toujours démesuré depuis l’origine, cette grande mémoire. Mémoire d’une éruption où aucun corps d’écriture ne sera le lieu, d’une peinture où l’image se produit, comme d’une certaine finitude inopérante. L’invisible se meut pour que se risquent l’être et le non-être. D’un lien qui referme cet infini objet en « chose » pensée comme l’affirmation et l’extension d’un « lien social » (qui nous abreuve de ses finitudes). L’itinéraire d’un corps n’est pas celle d’un assujettissement au verbe, mais celle qu’une déconstruction aura à soustraire aux codes et lois ce corps, pour lui restituer l’origine, avant l’être ; quand une peinture peut faire s’émouvoir le peintre au plus loin d’une mémoire qui referme le réel sur ce qu’il en est du vrai. Un corps né pense parce qu’il peut reproduire, organiser, « mettre en sons » les mots devenus irrecevables (un inconscient, le non-dit, puisque c’est déjà irrecevable à le dire pareille.) à saturer « le sens » et l’identification. Une reconnaissance verbale a donc lieu, comme pour annuler celle-là antérieure. Ce corps ira maltraiter et/ou travailler les mots en un rassemblement, un corps, et le reconditionner pour communiquer enfin. Un corps n’est pas seul, quelque chose le traverse, l’autre s’en mêle, représentant ce quelque chose d’une mémoire qui s’étreint avec un corps double. Une lutte incessante commence au moment où le regard divise ce sens, sépare pour représenter. Il y aura la formation d’un nouvel être.


Je veux savoir ce qu’il en est de cette peinture, de ce désir, parce que je sais que je crois. C’est un coup de foudre. Le besoin de croire est pré-religieux, pré-politique, il s’identifie à un tiers, à un nom. C’est une histoire d’émoi, mais pas seulement, c’est une translation. Le sujet cherche à résoudre cette invisibilité qui pousse à croire. Le « nom » peut s’identifier à mesure qu’on déchiffre ce qui influe sur ce ressenti, éprouvant ainsi la manière dont les figures sont représentées. On y verra apparaître des bribes végétales, des fleurs, de l’écorce, certaines images noueuses comme des méandres, des aplats de peinture pure, et aussi la nature humaine ; le corps humain est recouvert de fines grilles. Sur la toile, se déplacent ces formes en apparition ou disparition selon qu’on entre dans le fond ou sur le devant de la peinture. On croirait presque des peintures de Sam Francis. Le mouvement de la peinture emprunte à des torsades et des volutes combinant des couleurs intenses sorties du tube, à des formes plus reconnaissables embrassant ainsi la réserve du fond (une certaine réserve des couleurs) à découvert et le plus souvent blanc, une sorte d’absence un manque mental, tel « un blanc », d’où s’échappent ces bribes figuratives (d’où semble se côtoyer les couleurs souvent ciselant et cisaillant la toile, mais encore se partageant le fond blanc à égalité de vision). C’est un signe, celui de la vie. Du côté de la matière colorée, pas tout à fait abstraite ni trop figurative, un relief redondant se décline sur la toile. Ces œuvres abstraites se transforment en tableaux-objets. C’est tout cela la peinture de Pia Fries héritière de Gerhard Richter.



Thierry Texedre, le 7 octobre 2022.


Pia Fries (1955-)

artiste peintre Suisse

vit et travaille à Düsseldorf et Munich