samedi 22 mars 2025

De l'image

 



peinture de Flora Yukhnovich 
2022, huile sur toile, 185 x 320 cm




peinture de Flora Yukhnovich
2022, huile sur toile, triptyque, 240 x 474 cm

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peintures de Joan Snyder


























De l’image

Dans le retournement de l’image, une crainte latente s’immisce, celle d’une connivence involontaire qui viendrait hanter le regard. Ce regard, mis en situation de détresse, se trouve ainsi éloigné de l’autre rive, celle du rêve, qui pourtant se révèle aussi troublante et révulsive que l’éveil. Ce retournement, en définitive, entraîne une intériorité qui annule toute complémentarité, laissant apparaître un insigne, une vue de l’insignifiance. Tout semble alors se produire pour que l’image puisse être perçue. Or, en vue éclatée, l’image elle-même semble se tromper, insistant excessivement sur sa signifiance.

Dans ce jeu trompeur qui détourne son propre sujet, l’image dissimule un retour subtil vers une extension autre : celle du corps encore abscons, encore surdéterminé à voir. Voir avant l’image, voir à travers elle, voir à partir d’elle. Cet aveuglement premier, antérieur à la lettre, se manifeste par une irrépressible consternation face à la découverte de ce qui deviendra l’image, de son exposition à la lumière.

La peinture s’inscrit dans cette quête identitaire, dans cette couleur teintée d’immersion qui cherche à retenir, à tempérer, à transiger avec le temps du sujet. C’est ainsi que naît la forme, une forme marquée par l’inquiétude du vivant face à son exposition incessante, une mise en lumière qui s’acharne et finit par dégénérer. Car le temps corrode la forme, la mine et l’altère, transformant la matière en vestige, en résidu d’elle-même.

Le sujet de la peinture se révèle alors dans cette recherche constante de l’image coïncidant avec ce qui se joue dans la vie du sujet. L’image qui fascine, qui attire irrésistiblement, celle qui fait jouir et qui se déploie dans un glissement érotique. Cette identification à l’image se retrouve partout dans le réel : dans la photographie, l’informatique, les réseaux sociaux. Comme si la lumière, en remontant aux origines du vivant, éclairait un point nodal, marquant ainsi le départ d’une rencontre avec le véritable.

L’image ne saurait être une simple formule, elle est l’expression du vécu, une mise en avant du questionnement du vivant. Elle surgit du bord, de cet espace indéfinissable où vibre une effervescence inépuisable. Le bord du lieu du vivant, palpitant d’un aveuglement prêt à perçoir, mais jamais tout à fait.

Si l’artiste peintre cherche à restaurer une image qui, dans notre époque contemporaine, se met à vociférer à nouveau, c’est qu’il tente de déchiffrer les bouleversements subis par la représentation picturale. Depuis la fin du XIXe siècle, l’image a été surdéterminée par une ascension fulgurante de l’abstraction, qui s’est imposée comme une mise en question des liens sociaux occidentaux et une épreuve de la langue, notamment avec la psychanalyse. Peut-on encore aujourd’hui feindre d’opposer figuration et abstraction ?

Cette mise à l’épreuve n’est pas nouvelle. Elle se distingue déjà dans l’art baroque, dans les ellipses de Le Greco, Rubens ou Velasquez. On en perçoit des résonances jusque dans la musique de Jean-Sébastien Bach. Puis elle se prolonge dans le rococo, chez Watteau, Fragonard et Boucher, où le jeu avec la figure atteint une forme de luxuriance.

L’artiste britannique Flora Yukhnovich, née en 1990 à Norwich, nous invite aujourd’hui à reconsidérer cette syntaxe picturale polysémique. Sa peinture déploie une sensualité du regard qui se meut en ellipses sur toute la surface peinte. La profondeur s’y éprouve dans un mouvement de redressement jusqu’à l’oubli du « Je », cet indice de la perspective frontale. Les couleurs, vives mais saturées, se fondent dans un dessin volontairement indéterminable. Yukhnovich prend le risque d’atteindre la figuration en effleurant les contours de l’inorganique, puisant dans une abstraction en devenir.

Cette démarche nous conduit inévitablement à une autre artiste qui, au contraire, maximise la figure : Joan Snyder, peintre américaine née en 1940 dans le comté de Middlesex. Joan Snyder interroge la vision en l’entremêlant au discours. Joan Snyder interroge ce qui se voit à cause de la parole qui discute en trop de pouvoir peindre pour pouvoir en dire plus ; là l’artiste nous en dit long sur ces raisons d’aller y voir là où le dire qu’il soit propre à l’artiste ou dans une discussion épuise un discours : « Combien de fois ai-je eu l’impression, en discutant avec d’autres, de ne faire qu’effleurer ce qui est réellement signifié et ressenti ? » dit-elle. Pour elle, « l’anatomie du tableau, les marques, la voix, la peinture sont devenues le sujet ».

Sa peinture, marquée par l’emploi de matériaux non conventionnels (soie, toile de jute, graines, brindilles, terre, paillettes), relève du maximalisme. Le regardeur est appelé à une introspection, à une concentration sur l’espace géré par l’organique. L’aspect baroque de ses compositions pousse à une quête incessante d’une image qui ne se livre jamais tout à fait. Dans ce foisonnement d’éléments matiéristes et expressifs, l’image réelle affleure dans un jeu d’absence et de présence. Joan Snyder crée ainsi un langage pictural où la matière devient verbe, où chaque trace est un écho à une parole fragmentée, résiduelle. Sa peinture est une confrontation avec le sensible, un lieu où se révèle le dialogue silencieux entre le visible et l’indicible. C’est par un foisonnement de corpuscules et de signes sans liens que remonte à la surface par une certaine transcendance l’image réelle dont on a seulement le sentiment dans une conversation ; c’est un temps d’extase, le lieu du sujet qui rencontre sa perception, son âme et le corps désavoué.



Thierry Texedre, le 22 mars 2025.







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