L’inégalité du droit à l’illégal
Une peinture qui doit son droit à l’inégalité, ce serait
d’une certaine façon une illégalité tellurique, une force
souterraine, imprévisible, tapie dans les failles du visible. Ce
serait la réponse, lucide et inquiète, au risque de recommencer
toujours les mêmes occurrences — formes devenues formules, styles
devenus silences. On entre par là où la peinture, longtemps, a
asséné à l’histoire de l’art ce qui l’obtempérera à en
sortir : par la fenêtre. Par l’ouverture que l’œil censure.
D’où le droit à l’abstraction, jusqu’à l’inévitable
glissement vers une complicité avec la forme. Une connivence
méfiante, instable, qui laisse surgir le dessin comme retournement
du pouvoir occultant de l’abstraction spectrale. Il ne s’agit
plus de suggérer par absence, mais de heurter par présence. On en
revient alors à la spatialité, non plus comme simple contenant du
geste pictural, mais comme événement, comme choc, intrinsèque à
un corps d’écriture vulnérable, balafré, à son tour.
La société contemporaine, elle, réagit — non sans violence —
aux désirs de cette écriture rebelle. Elle la marque, l’absorbe,
la dévoie parfois, mais elle est aussi ce qui provoque son
surgissement. Elle en est le miroir fracturé. Cette peinture devient
ainsi la réponse à une nouvelle étymologie physicaliste : des
collages vocaux aux conjugaisons plastiques, une peinture qui explore
— sans crainte ni neutralité — le droit à l’illégalité.
La peinture s’y empêche alors de se figer, elle s’y
précipite. Elle y fait face comme on fait face à l’excès du réel
: en tournant le réel lui-même en illégalité. Comme pour
retrouver les sens au milieu d’un trop-plein, au cœur d’un monde
saturé de représentations, d’objets, de simulacres qui, tous,
tentent de soudoyer la temporalité contemplative contemporaine.
C’est précisément dans cet axe de tension que se situe l’œuvre
de Susanna Inglada, née en 1983 en Espagne. L’artiste entend, dans
une démarche viscérale et politique, « dénoncer les conséquences
des structures de pouvoir ». Sa peinture ne se contente pas de
représenter l’oppression, elle la déconstruit, la découpe, la
disperse dans l’espace. Il s’agit d’extirper l’art de la
toile, de forcer la matière à occuper le vide, d’habiter
l’installation comme on réinvestit un territoire.
Sa pratique du collage — éclatée, mouvante, jamais réduite à
un plan — redonne au geste artistique un pouvoir de dissidence.
Elle défait l’illusion d’une séparation nette entre forme et
dessin, entre fond et figure. Ce dernier, même réduit à sa plus
simple déformation, demeure porteur d’un cri. Un cri silencieux,
découpé dans la couleur, dans l’espace.
L’artiste se déplace, littéralement, dans l’espace/œuvre.
Elle saborde le seul registre d’une peinture immobile accrochée au
mur. Elle fait de chaque pièce un lieu d’irruption, une zone de
trouble, un terrain glissant où les corps — dans la société
comme dans l’œuvre — sont déplacés, recomposés, interrogés.
Cette inégalité entre le format rigide de la toile et
l’accessibilité mouvante d’un lieu physique devient le vecteur
d’une spatialité du corps social, une topographie des violences
systémiques.
Ici, l’être se confronte au destin — non pas dans
l’acceptation passive, mais dans la fracture rendue visible, rendue
illégale, même. Ce qu’il en reste ? Des scènes flottantes, des
fragments de récits désencrés, des gestes figés dans leur
mouvement, comme suspendus. Des scènes « sans lieux précis », où
le sens vacille, où la signifiance elle-même semble avoir été
détournée.
Les œuvres de Susanna Inglada s’étendent, débordent. Elles
envahissent l’espace avec une logique aléatoire, presque
organique. Elles font volume avec l’émotion, avec ce regard
incertain, insaisissable, qui tente de suivre leur déploiement. Ce
regard, s’il ne comprend pas tout, accepte pourtant de répondre à
ce droit fondamental, peut-être le plus humain de tous : le
droit à l’inégalité.
Thierry Texedre, le 28 avril 2025.
Susanna Inglada (1983-)
artiste peintre/dessinatrice espagnole
vit et travaille ) Amsterdam depuis 2012.